samedi 21 novembre 2020

"Je ne crois pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de l'écriture des anciens Égyptiens" (Carsten Niebuhr - XVIIIe s.)

la "Table isiaque" (Mensa isiaca) 
30–395 av J.-C. - Musée égyptien de Turin

"Les auteurs les plus sensés et les plus éclairés de l'antiquité, dont une partie avait voyagé en Égypte, parlent de ce pays de la manière la plus avantageuse. Ils vantent la sagesse de son gouvernement, et l'étendue des connaissances de ses habitants. Un tel pays, si propre à nous instruire des plus anciennes révolutions du genre humain, est en droit de nous intéresser : nous souhaiterions naturellement de connaître son histoire et ses institutions...
Si nous ignorons aujourd'hui toutes ces choses, ce n'est pas la faute des Égyptiens, qui paraissent avoir été le peuple de la terre le plus empressé à transmettre à la postérité le dépôt de ses révolutions, et peut-être de ses connaissances. Aucun pays du monde ne contient plus d'inscriptions gravées sur les pierres les plus inaltérables que l'Égypte n'en offre à notre curiosité. Mais ce soin de nous instruire est devenu inutile par l'imperfection de l'écriture dont ce peuple s'est servi. Au lieu d'employer des caractères propres à exprimer les différents sons de la langue, ou des signes destinés à indiquer une syllabe, à laquelle est attachée une idée déterminée, comme font les Chinois, ce peuple se servit d'emblèmes pour rendre une idée qui y avait quelque rapport, souvent très éloigné. C'est ce qu'on appelle, d'après les Grecs, l'écriture hiéroglyphique.
Puisque les rapports entre les figures et les idées figurées ne sont pas toujours évidents, et qu'ils dépendent trop souvent de la manière de concevoir de ceux qui inventent ces signes, il est clair que cette écriture ne peut être lisible sans une clef qui explique la signification primitive des figures. Quelques anciens nous ont expliqué, il est vrai, un petit nombre de ces symboles ; mais il ne suffit pas d'en connaître quelques-uns, on en rencontre une infinité d'inconnus. Ainsi les hiéroglyphes restent indéchiffrables, faute de leur clef qui s'est perdue.
Quand la fable Isiaque (*) fut connue en Europe, quelques savants tentèrent d'en déchiffrer les hiéroglyphes, en tâchant d'en deviner l'un par l'autre, mais ces données ne se trouvèrent pas suffisantes pour deviner le reste.
Je ne crois cependant pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de cette écriture des anciens Égyptiens. Plusieurs savants ont montré une grande sagacité à débrouiller des inscriptions de langues inconnues, aussitôt qu'on leur a fourni une certaine quantité de caractères, sur lesquels ils pouvaient appuyer leurs conjectures. Il serait donc nécessaire que tous les voyageurs s'appliquassent à copier avec exactitude le plus grand nombre possible d'hiéroglyphes, et à les publier avec soin, afin de multiplier les points de comparaison de ces symboles, dans des combinaisons plus variées.
L'étude de l'ancienne langue égyptienne ne sera pas moins nécessaire pour atteindre ce but. Je soupçonne qu'on s'est trompé jusqu'ici sur la véritable nature de l'écriture hiéroglyphique, en supposant toutes les figures et tous les caractères des symboles de la même espèce. Après avoir copié un nombre considérable d'hiéroglyphes, tracés sur des obélisques, sur des sarcophages, sur des urnes et sur des momies, j'ai cru voir évidemment que les grandes figures étaient des emblèmes, dont les petits caractères donnaient l'explication. J'ai cru apercevoir encore, sans presque en douter, dans ces petits hiéroglyphes, des traces marquées de caractères alphabétiques, ou du moins d'un genre mixte, qui en approche. Ainsi en étudiant la langue des Pharaons, on pourrait déchiffrer plus aisément ces petits caractères.
On trouve ces inscriptions hiéroglyphiques principalement dans la haute Égypte, où tous les monuments nombreux, et même les murs de ces temples superbes qui y subsistent encore, sont couverts de cette écriture. Elle n'est pas moins commune dans les tombeaux des momies à Sakâra : les corps embaumés ont des enveloppes qui font remplies de peintures hiéroglyphiques, et les urnes sépulcrales en sont chargées. Celles qui ont été peintes sur le bois et sur la toile ne paraissent pas moins bien conservées que celles qui se trouvent gravées sur des pierres. Il est très probable que dans les souterrains de Sakâra on découvrirait, en les examinant, d'autres antiquités encore plus précieuses peut-être que celles qui nous sont déjà connues.
Il ne s'agirait que de ramasser ces matériaux épars ; mais les voyageurs semblent avoir négligé ce soin, ou s'y être mal pris pour les découvrir. Ils se contentent d'examiner ce qu'on peut voir à prix d'argent, en payant quelque guide ignorant ou infidèle ; ils ne tâchent pas de gagner l'amitié et la confiance des Arabes qui dominent dans la haute Égypte. La bienveillance de ce peuple ombrageux est cependant indispensable, pour faire des recherches avec sureté et avec facilité. Quand on parvient à guérir ces Arabes de leur défiance naturelle, bien loin de mettre obstacle à la curiosité d'un étranger, ils lui fournissent eux-mêmes des moyens de la satisfaire. Mais pour atteindre ce but, il faudrait prolonger son séjour dans cette contrée, plus que ne font les curieux ordinaires, qui courent en Égypte pour pouvoir dire qu'ils y ont été.
D'autres voyageurs se laissent rebuter par l'ennui que cause le travail de copier ces caractères inusités et souvent bizarres. Ce travail m'ennuya aussi au commencement, mais en peu de temps ces hiéroglyphes me devinrent si familiers que je pouvais les copier avec la même aisance que des caractères alphabétiques, et qu'à la fin ce travail était pour moi un amusement."


extrait de Voyage de M. Niebuhr en Arabie et en d'autres pays de l'Orient : avec l'extrait de sa description de l'Arabie & des observations de Mr. Forskal, 1780, par Carsten Niebuhr (1733-1815), explorateur et géographe allemand qui participa à une expédition scientifique danoise envoyée en 1761, par le roi Frederik V, en Égypte, Arabie et Syrie pour y examiner les monuments et antiquités de l'Orient.
Il fut l'élève de Tobias Mayer (1723-1762), un des plus grands astronomes du XVIIIe siècle.

(*) cf. la "Table" isiaque, à propos de laquelle Louis de Jaucourt écrit, dans la 1e édition de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en 1766 : "Si l’on ne peut fixer l’antiquité de ce monument, on peut encore moins l’expliquer. J’ose ajouter que c’est une folie de l’entreprendre ; nous n’avons point la clé de l’écriture symbolique des Égyptiens, ni de celle des premiers temps, ni de celle des temps postérieurs. Cette écriture qui changea mille fois, variait le sens des choses à l’infini par la seule position du symbole, l’addition ou la suppression d’une pièce de la figure symbolique. Quand l’écriture épistolique prit le dessus par sa commodité, la symbolique se vit entièrement négligée. La difficulté de l’entendre, qui était très grande, lorsqu’on n’avait point d’autre écriture, augmenta bien autrement, quand on ne prit pas soin de l’étudier ; et cette difficulté même acheva d’en rendre l’étude extrêmement rare. Enfin les figures symboliques et hiéroglyphiques, qu’on trouvait sur les tables sacrées, sur les grands vases, sur les obélisques, sur les tombeaux, devinrent des énigmes inexplicables. Les prêtres et les savants d’Égypte ne savaient plus les lire ; et comment nous imaginerions-nous aujourd’hui en être capables ? ce serait le comble du ridicule."

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