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mardi 7 janvier 2020

Quand les jeunes Égyptiens apprenaient à lire et à écrire, par Jean Capart


"... je voudrais vous conduire au milieu de la première cour du temple de Ramsès III, à Médinet Habou. De part et d'autre, de grands portiques offrent, suivant les heures de la journée, un abri contre l’ardeur du soleil. Au sud, la colonnade forme en même temps la façade du palais ; en face, le portique est rehaussé d’une série de colosses du pharaon. Un jour, je me trouvais là, au cœur d'un édifice si bien conservé qu’on y découvre difficilement les millénaires écoulés depuis sa fondation ; je me pris à rêver sur l’aspect de ces lieux à l'époque où la vie les pénétrait. Je pouvais songer à des cortèges du triomphe royal après les campagnes victorieuses contre les Libyens et les Asiatiques ; je pouvais aussi bien me représenter la routine journalière : les prêtres de rang subalterne chargés de recueillir les offrandes faites aux mânes du roi et que les dévots se procuraient à de petites échoppes dressées dans la cour.
À ce moment précis, mon attention fut vivement détournée de ces rêveries archéologiques ; des moineaux, d’abord posés sur les corniches puis accrochés aux images de pierre du pharaon, se détachaient en tourbillon vers une proie qu'ils se disputaient, avec force cris et culbutes dans l'éclat du soleil. Pourquoi ai-je songé soudain à une autre bande tapageuse qui s’abattait autrefois à la même place ? Vous direz peut-être que j'ai été la victime d’un mirage ; c'est possible, mais je les ai vus, très clairement, ces gamins au visage brillant de malice, un petit pagne noué autour des reins, une calotte serrant étroitement le crâne rasé. Ils se précipitaient vers un jeune prêtre à la robe blanche plissée, qui descendait la rampe du deuxième pylône, venant de l'intérieur de l'édifice. "Hori, Hori, criaient-ils, viens voir, nous avons fini nos exercices." Les écoliers, car c'est bien d'eux qu'il s’agit, présentaient au maître qui une tablette de bois, couverte de stuc, qui un éclat de calcaire plus où moins plat, qui enfin un morceau de pot, tous recouverts d'écriture. Tout à l'heure, au moment d'accomplir son service dans le temple, le maître a quitté ses élèves après leur avoir donné à chacun leur tâche. Ces enfants lui ont été confiés par leurs parents ; ils vivent chez lui, passant la majeure partie du temps à l'ombre du sanctuaire. Au milieu de la journée, les mamans, suivant l'usage, apporteront le pain et la bière de la maison. Quand Hori les aura suffisamment formés et qu'ils entreront en apprentissage auprès de l'un ou l’autre fonctionnaire, les jeunes gens conserveront le souvenir reconnaissant de cette initiation qui n’allait pas sans quelque rudesse. Plus tard, lorsqu'ils auront obtenu des situations élevées, il leur arrivera d'écrire d'écrire à leur maître : "J'ai été avec toi dès mon enfance ; tu as frappé mon dos et ta doctrine est entrée dans mes oreilles !"
Hori entraîne sa troupe turbulente sous l'ombre du portique ; il s'installe sur le sol, jambes croisées sur une petite natte à laquelle il a droit par les fonctions qu’il occupe. Les enfants, devenus silencieux. attendent le verdict du maître sur leur devoir. Hori commence par les débutants, ceux qui dessinent, en traits maladroits, les lignes des hiéroglyphes cursifs que les modernes appellent hiératiques et dont chacun peut exprimer des séries de mots se rattachant à une seule idée. L’enfant apprend à désigner chaque signe par une acception plus générale que spéciale. J'entends réciter les mots : "enfant, chef, aîné, prince, roi, vieillard, élever, tomber, parler, adorer, se retourner, bâtir." D’autres sont déjà plus avancés et le maître peut confier à leur mémoire des séries de mots qui s’écriront encore par des hiéroglyphes généraux, auxquels s’ajouteront cette fois des compléments phonétiques. Du coup l'élève écrit non plus des images mais les sons des divers mots de la langue. Ce jour-là, il fallait tracer de mémoire des mots relatifs aux phénomènes célestes et à l’élément aquatique. Écoutons ce qu’ils récitent d’après les tablettes écrites : "Ciel, disque solaire, lune, étoile, Orion, Cuisse (notre grande Ourse), singe géant, hippopotame, ouragan, tonnerre, aube, ténèbres, lumière, ombre, flamme, rayon de soleil, fleuve, ruisseau, source, torrent, etc., etc." D'autres enfants avaient abordé la leçon dans laquelle on apprend à connaître la hiérarchie des fonctions et des métiers : "Prophète, père du dieu, prêtre officiant, scribe du temple, scribe des livres du dieu..."; viennent ensuite "les cuiseurs de pelotes, les cuiseurs de gâteaux soufflés, les fabricants de biscuits, les cuiseurs de gâteaux d’autel, les boulangers, les fabricants de pastilles d’encens, les cuiseurs de galettes, les fabricants de conserves, les confiseurs de dattes, les fabricants, etc."  tous employés aux besoins des offrandes. divines.
Hori regarde l'un après l'autre les exercices, rectifiant les erreurs, dénonçant les orthographes phonétiques qui révèlent la méconnaissance du mot ; il loue les bons, exprime sa colère des mauvais, brise même, dans un geste brusque, le tesson de poterie qui fourmille d’inepties. Cette révision des primaires achevée, Hori va s'occuper des plus grands élèves, ceux qui ont franchi les premières étapes avec succès et auxquels on commence à distiller les classiques phrase par phrase."
extrait de Le message de la vieille Égypte, 1941, par Jean Capart

L'illustration ne respecte pas le cadre de cet écrit de Jean Capart : elle provient de la tombe d'Horemheb (Saqqarah)

jeudi 30 mai 2019

"Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul" (Jean Capart)


D'après R. Lepsius, illustration extraite de l'ouvrage de Jean Capart

"Si l'on voyait sur les rayons d’une bibliothèque tous les livres écrits au sujet de la grande pyramide, on serait probablement surpris de leur nombre et personne n’oserait entreprendre la tâche redoutable de les lire tous. Malgré cela, il faut bien constater qu’il n’existe pas encore un livre d’ensemble, sérieusement documenté, "le livre", sur les pyramides.
Ces masses colossales de Guizeh ont, plus que toutes les autres, surexcité l'imagination des peuples. Les historiens arabes leur ont consacré de nombreuses pages où l’on pourrait glaner pas mal de détails piquants sur les légendes que redisaient les habitants de l'Égypte au sujet de ces constructions prodigieuses. La plupart des conteurs arabes n’ignoraient pas que les pyramides sont des tombeaux et ils ont enregistré, dans leurs indigestes compilations, des souvenirs de l’époque où les khalifes les faisaient violer pour en dérober les trésors. Mais le désir d’enjoliver les histoires a conduit ces écrivains crédules à rapporter trop souvent des détails d’une ingéniosité puérile. (...)

La seule explication logique de ce débordement d'interprétations symboliques et scientifiques qui dépassent toutes les frontières de la simple raison, se trouve dans le caractère réellement extraordinaire que présente pour nous la grande pyramide. Même pour les Égyptiens de la décadence, elle était devenue démesurée. De là ces légendes qu’Hérodote recueillait et qui représentent le roi Khéops, à bout de ressources pour achever son monstrueux tombeau, prostituant sa fille plutôt que de renoncer à ses projets ambitieux. De là aussi la réputation que l’on fit au pharaon bâtisseur : un tyran qui tenait tout un peuple asservi, son règne durant, et qui ruinait les ressources économiques de son pays, dans le seul espoir d’imposer à la postérité une conception plus grande de sa puissance.
Ceux qui acceptent de telles idées semblent oublier que les pyramides d’Ancien Empire sont très nombreuses ; qu’elles s'étendent sur toute la lisière du plateau désertique, depuis le Caire jusqu’au Fayoum, et que leur énumération serait le catalogue presque complet des pharaons de la IIIe à la VIe dynastie. La pyramide est un monument normal. Chaque souverain qui montait sur le trône se préoccupait de faire préparer sa sépulture. Il pouvait mettre à contribution les ressources en hommes et en revenus, que la puissante administration de son empire contrôlait efficacement. On n’a pas construit une seule grande pyramide, anémiant par sa grandeur même les sources de la prospérité du pays ; on a bâti, pendant plusieurs siècles, de gigantesques édifices de pierre qui devraient nous avertir, par leur masse colossale même, du degré de prospérité de l'Égypte d’alors. La pyramide n’a certainement pas été, du temps où on l'édifiait, un monument monstrueux. Elle peut nous paraître telle aussi longtemps que nous n’avons pas compris ce qu'était l'Égypte memphite. 

Il faut avouer que ce n’est pas sans de grandes difficultés que nous pouvons concevoir les divers problèmes impliqués dans la construction de la pyramide. Celle-ci, en effet, n’est pas un tumulus gigantesque, un de ces amas de blocs que des barbares empilent sur la tombe de leurs chefs et dont les dimensions sont toujours rapidement limitées par la nature même des matériaux mis en œuvre. Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul. Quelles qu’en aient été les dimensions, la pyramide a dû exister tout entière dans l’intelligence de l'architecte avant d'être exécutée dans la pierre. (...)
Au début (pour la construction de la pyramide de Khéops), l'architecte avait prévu que la chambre funéraire serait creusée à 40 mètres de profondeur sous le niveau du sol. Un peu plus tard, il décida d'élargir sa conception du monument et de réserver une chambre dans l'épaisseur de la maçonnerie. Pour les couloirs d’accès, les murs et les plafonds de cette chambre, il fallut prévoir des blocs de dimensions considérables, afin d'assurer la résistance aux pressions prévues. Plus tard encore, par un nouvel agrandissement de la pyramide, l'architecte fut amené à recourir au granit. (...)
Les blocs détachés, il ne restait plus qu'à les transporter à pied d’œuvre et à les disposer, chacun à leur place déterminée. Comment s’y prenait-on ? On les tirait à bras d’homme sur des espèces de traîneaux ; on les élevait au moyen de rampes, d’abord sur le plateau de la montagne, puis, d’étage en étage, sur les gradins formés par la construction, en s’aidant de certaines "machines en bois" dont l’historien grec, Hérodote, recueillait encore, sur les lèvres de ses drogmans, un souvenir, hélas peu précis.
Ceux qu’une telle explication générale ne réussit pas à satisfaire et qui commencent à raisonner pratiquement le problème s’aperçoivent bien vite que la théorie est plus facile que l’application. D’après Hérodote, il aurait fallu dix ans pour les travaux préliminaires, parmi lesquels il entend surtout la construction de la route, d’un kilomètre environ, depuis les bords du Nil jusqu’à la chaîne libyque. Pour la pyramide elle-même, on aurait peiné vingt ans, en y mettant cent mille hommes qui travaillaient seulement pendant les trois mois de l’inondation, car, dans ces mois-là, les cultivateurs n’étaient pas retenus par les travaux des champs.
La masse de pierre employée dans la construction est si énorme, que nous pouvons à peine nous représenter le mouvement de fourmilière de tous ces hommes s'affairant autour de l'édifice pour traîner, élever, placer chaque pierre à l'endroit voulu. (...)

Aucune solution n’est pratiquement possible si l’on n'accepte de nombreuses batteries d’appareils en bois disposées les uns au-dessus des autres, de gradins en gradins et qui élèvent les pierres par un procédé analogue à celui que les Égyptiens ont appliqué en tous temps pour leurs machines d'irrigation, appelées à présent des chadoufs.
Celui qui considère ces problèmes voit, dans la pyramide, le triomphe d’une organisation excellente, où la tâche de chacun est minutieusement déterminée à l'avance. Sans cela, des escouades de milliers d'ouvriers se transforment en quelques instants en une tourbe indisciplinée dès que les ordres des chefs se mêlent et se contredisent. Les travailleurs sont comme une armée qui marche à la bataille en ordre parfait. Un rouage faussé et la troupe est livrée à une panique indescriptible. Nulle part il ne peut se produire d’arrêt imprévu. La carrière doit avoir débité ses blocs au moment où arrivent les bateaux. Au débarcadère doivent être rangés les traîneaux qui se mettent en marche régulièrement, sous peine d’être retardés en cours de route. Au pied de la pyramide, les accumulations de pierres ne tarderaient pas à former une barrière infranchissable. Les assises n’ayant pas toutes la même hauteur, les blocs qui arrivent, marqués à l’encre rouge, ne peuvent être employés au hasard, mais doivent être gardés en séries. Le matériel s’use, les hommes sont malades ou meurent. Il faut, de plus, veiller à leur logement, à leur habillement, à leur nourriture. (...)

En dépit de la complexité d’une telle organisation, l'architecte ose même un remaniement du plan intérieur. Agrandir la pyramide ne soulevait pas de difficultés. On la bâtissait par massifs s’appuyant les uns sur les autres et, presque jusqu’au dernier moment, on pouvait, en même temps qu’on l’élevait, la revêtir de manteaux s’éloignant de plus en plus de l’axe central. Au contraire, toute modification aux appartements entraînait des problèmes qui semblent insolubles, à moins d’admettre que les constructeurs laissaient, presque jusqu’à la fin des travaux, une large brèche ouverte à travers la maçonnerie, sur la face nord, où débouchaient les couloirs d’accès.
On serait tenté de dire qu’un tel travail confond l’imagination. Il faut croire cependant qu’il restait dans la limite des possibilités normales, car nous avons vu des rois, non contents d’une seule sépulture, ordonner la construction, simultanée ou successive, de deux tombes gigantesques."


extrait de Memphis à l'ombre des pyramides, 1930, par Jean Capart (1877 - 1947), égyptologue belge

lundi 25 mars 2019

"Après avoir vu Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit" (Jean Capart, Marcelle Werbrouck)

photo PxHere
"Lorsqu'on a (...) parcouru Karnak, il faut, vers la fin de la journée, escalader et attendre la tombée du soir. Le spectacle est saisissant : le soleil qui descend à l’horizon incendie le ciel et le Nil, et, tandis que la montagne thébaine se marbre de pourpre et de violet, l’ombre monte dans les ruines ; toute la
partie inférieure du temple est déjà noyée dans l'obscurité alors que le sommet des murs, les chapiteaux des grandes
colonnes reçoivent encore les rayons de l’astre qui décline. Et cependant l'impression n'est pas encore totale. Après avoir vu
Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit et contempler le monument au clair de lune. (...)
Par une nuit semblable, il faut pénétrer dans le grand temple d’Amon. L’impression est toute différente de celle que l’on éprouve pendant le jour. On croit que les ombres nocturnes grandissent les constructions et que celles-ci n'ont pas en réalité ces proportions colossales. Au bout d’un certain temps l’on s'aperçoit que ce n’est pas une illusion et qu’il fallait la lumière atténuée du clair de lune pour permettre de comprendre les dimensions réelles de l'édifice : c’est pendant le jour que l’on n’avait pu ni les saisir ni les mesurer d’une manière exacte. Il faut aller directement aux pieds des obélisques, se hisser sur la base du monolithe d’Hatshepsout et étendre les bras pour essayer de toucher en même temps les deux arêtes. On éprouve un véritable choc en s’apercevant
que la chose est impossible et que l’obélisque, de près de 30 mètres de haut, paraît plonger dans l’infini du ciel étoilé. L’émotion est indicible ; tandis qu’on parcourt le champ de ruines, l’obsession augmente et l’on s’en va en murmurant : "Quels étaient donc ces hommes qui construisaient de tels monuments ?" 



extrait de Thèbes, 1925, par Jean Capart (1877-1947), égyptologue belge, et Marcelle Werbrouck (1889-1959), égyptologue belge

mercredi 31 octobre 2018

"Les grands Thébains ont mérité que leur capitale occupe, pendant trente siècles de l'histoire du monde, une place de premier plan" (Jean Capart, Marcelle Werbrouck)

photo Gaddis, extraite de l'ouvrage de J. Capart et M. Werbrouck
"Maintenant que nous avons parcouru, en les interrogeant, tous les monuments de Thèbes, retournons à ce pylône de Karnak où nous étions montés à la tombée du soir. C'était à la fin de notre première visite du grand temple d'Amon. Et, tandis que les ruines se laissaient progressivement envahir par les ombres, une pensée presque lancinante s'implantait dans notre esprit : "Quels étaient donc ces hommes qui construisaient de tels monuments ?"
Revenus au même endroit, nous ne regardons plus le temple comme une énigme ; il nous paraît, au contraire, la synthèse normale de cette puissante civilisation. Les grands Thébains ont mérité que leur capitale occupe, pendant trente siècles de l'histoire du monde, une place de premier plan. 
Pouvons-nous accepter quelques instants cette doctrine égyptienne suivant laquelle les âmes désincarnées restent attachées aux statues, aux figures gravée sur les murailles ? En ce cas, il existerait peu d'endroits au monde où se retrouverait une telle congrégation d'esprits. Ces glorieux pharaons, ces grands personnages, ces riches bourgeois, ces simples ouvriers que nous avons vus à leurs occupations journalières sont tous là, réunis encore, attachés à ces ruines qui les empêchent de s'évanouir dans le néant. 
Si d'autres points de l'univers produisent sur le visiteur une impression analogue par la succession de grands événements qu'ils évoquent, il n'en est guère où la reconstitution du passé soit plus complète ; car la plupart des ruines célèbres sont muettes. À Thèbes, au contraire, les monuments sont couverts de textes ; des millions d'hiéroglyphes s'étalent partout, en plein soleil sur le mur des temples, dans l'obscurité la plus profonde au cœur des hypogées. Il suffit de les faire parler. Mais, pendant longtemps, après les catastrophes au milieu desquelles la civilisation égyptienne avait sombré, après l'oubli pendant des siècles, de toute tradition, cela parut impossible aux forces humaines. 
Un labeur considérable rendit possible l'éclair de génie par lequel Champollion trouva la clef du mystère. Le 14 septembre 1822, au moment où il comprenait enfin le mécanisme des hiéroglyphes, Champollion restituait à l'humanité ses premières annales qui, sans lui, seraient peut-être restées illisibles. Grâce lui, les ruines ont rompu leur long silence ; nous pouvons écouter ces innombrables voix du passé qui s'élèvent comme un chœur sur les rives du Nil.
Nous entendons les paroles divines avec la solennité des oracles, nous recueillons l'écho des discours des pharaons ; les scribes vantent les bienfaits dont les grands rois ont comblé les dieux et leurs sujets. Ces hautes clameurs c'est le récit des expéditions étrangères, l’énumération des villes vaincues, le dénombrement des tributs payés par les étrangers à la capitale. Nous surprenons les Thébains chez eux, au milieu de leurs fêtes, nous écoutons les chants des harpistes. Même le langage des classes populaires arrive jusqu’à nous, avec les plaisanteries et les joyeuses réparties des ouvriers au travail.
Toutes ces voix s'élèvent simultanées ; à certains moments nous ne savons lesquelles sont les plus importantes. Il faudrait des appareils spéciaux permettant de les dissocier du grand ensemble.
Champollion a trouvé le "détecteur", pour accorder nos appareils ; nous devons découvrir "les longueurs d’ondes", en apprenant les particularités de chaque époque, le sens divers que les mots ont pris au cours du long développement de la langue égyptienne."
 

extrait de Thèbes, 1925, par Jean Capart (1877-1947), égyptologue belge) et Marcelle Werbrouck (1889-1959), égyptologue belge

jeudi 11 octobre 2018

"Le charme qu'éprouvaient (les Égyptiens) devant les formes féminines" (Jean Capart)


"Sans vouloir trancher les plus graves problèmes de l'esthétique, demandons-nous maintenant s'il n'est pas possible de signaler dans quelques faits simples, ce qu'on pourrait appeler l'éveil du sentiment du beau chez les Égyptiens.
Un premier caractère bien net à souligner est leur goût extraordinairement développé de la décoration florale. Les Égyptiens aimaient passionnément les fleurs et pourtant la flore égyptienne n'est pas fort riche. Ils ont employé le lotus aux usages les plus divers : aux jours de fête, ils en suspendaient des guirlandes au sommet des murs, en accrochaient à la corniche des kiosques et des baldaquins, en entouraient les vases, en formaient des colliers et des couronnes. L'art décoratif, ici, n'a eu qu'à copier les formes habituelles pour produire des décors fixes d'une grande richesse. La bijouterie restera longtemps fidèle aux formes que la nature offrait aussi riches que peu compliquées.
N'est-ce pas à cet amour des fleurs que peut se rattacher aussi le goût des matières brillantes et colorées qui se manifestera dans les pièces de bijouterie à incrustations, dans les meubles combinant des matières de teintes diverses, dans les tapis et les nattes, dont le répertoire est extrêmement varié ?
Est-il nécessaire d'insister longuement sur le charme qu'ils éprouvaient devant les formes féminines, élégantes et gracieuses ? L'art industriel particulièrement y a puisé des types remarquables qui transforment un objet de vulgaire utilité en un objet réellement beau ou simplement plaisant à voir. Quand l'ouvrier ancien a donné à un récipient à fard la forme d'une jeune fille portant un vase sur l'épaule, ou d'une nageuse qui a saisi dans les mains un canard, il a voulu évidemment faire plus que procurer à sa cliente un récipient à fard. Le but primitif a presque disparu et l'intention du fabricant s'est portée en première ligne sur la création d'un objet joli, de nature à tenter l'élégante dont la délicatesse artistique était éveillée. On se trouve dans ce cas en présence d'un artiste créateur de beau et aussi, ce qui est d'une égale importance, d'une clientèle réclamant des productions artistiques. Si les Égyptiens ont reproduit des figures grotesques comme celle du dieu Bès ou des captifs étrangers, leur intention était de provoquer le rire, ou de faire ressortir par contraste la supériorité des formes belles et gracieuses."


extrait de Leçons sur l’art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), considéré comme le père de l'égyptologie belge

samedi 29 septembre 2018

"Les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont 'animées' au sens étymologique de ce mot" (Jean Capart)


 
photo Lekegian
"Si la plupart des monuments architecturaux sont des maisons habitées par l'âme des dieux ou des morts, l'hôte réel de ces édifices est la statue. En effet, les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont "animées" au sens étymologique de ce mot, c'est-à-dire pourvues d'une âme entrée par le moyen des formules magiques ; on leur reconnaît les besoins physiques d'un corps de chair et d'os, et l'on veille à pourvoir à la satisfaction de ceux-ci.
Un texte théologique memphite définit clairement la conception que l'on avait des statues divines. Il y est dit du dieu Ptah : "Il a formé les dieux, créé leurs villes, fondé leurs provinces ; il a établi les dieux dans leurs sanctuaires, leur a fait offrir des pains d'offrande ; il a fondé leurs sanctuaires, il a modelé leurs corps
de manière que leur cœur en soit satisfait, et alors les dieux sont entrés dans leurs corps de toutes espèces de bois, de pierres et de métaux." On nepeut exprimer d'une façon plus claire que lorsqu'on a fabriqué en bois, en pierre ou en métal un corps, dont la forme est appropriée au désir de la divinité, celle-ci vient s'y superposer en quelque sorte, afin de vivre dans le sanctuaire et d'y jouir des offrandes que les sacrifices périodiques renouvelaient. Il y a évidemment un écho de cette conception dans l'audace de certaines conjurations égyptiennes menaçant le dieu qui reste sourd aux invocations, de le priver du nécessaire dans son sanctuaire et de le laisser mourir de faim. C'est affirmer en effet que le dieu est vulnérable par son corps-statue enfermé dans le temple.
Nous aurions quelque peine à admettre que les rois égyptiens considéraient de même comme animées des statues les représentant de leur vivant, si nous ne savions qu'ils jouissaient du privilège, commun avec les dieux, de posséder des âmes multiples dont l'une pouvait parfaitement s'incorporer dans une statue. Plusieurs fois des rois ont érigé des sanctuaires où leur propre image, unie à celle des dieux, était l'objet d'un culte rendu par le roi lui-même. Ainsi, Ramsès II parle du monument qu'il a érigé pour son image vivante au pays de Nubie. 
Les statues royales recevaient un nom spécial, ce qui leur donne une valeur particulière si l'on sait que les Égyptiens considéraient le nom comme une sorte d'âme jouissant d'une existence individuelle.  
Nous voyons par des décrets sacerdotaux, connus principalement à l'époque ptolémaïque, que l'on consacrait des statues ou des groupes royaux destinés à recevoir des honneurs divins du vivant même des souverains qu'elles représentaient. Les décrets de Rosette et de Philae au nom de Ptolémée V, exposent ce qui suit : 1° dans tous les temples du pays sera érigé un groupe, représentant le roi, recevant du principal dieu local le glaive de la victoire et qui portera le nom de "Ptolémée le vengeur de l'Égypte" ; 2° de même, en chacun de ces endroits, une image en bois du roi sera conservée dans un tabernacle d'or, d'une forme particulière, porté dans les processions avec les autres sanctuaires de ce genre ; 3° les particuliers auront la permission d'avoir dans leur maison un sanctuaire avec l'image et de participer aux fêtes ; 4° une statue de la reine sera placée à côté de celle du roi, recevant le glaive de la divinité locale ; 5° l'image en bois de la reine sera jointe à l'image royale dans les tabernacles des processions ; 6° les particuliers auront la faculté également de rendre des hommages aux statues du couple royal, dans leur propre maison.
Les rois se plaisaient à accumuler des exemplaires de leur effigie dans certains temples, disposant par exemple des statues entre les différentes colonnes d'une cour, comme à Louksor.
Certaines statues avaient des formes particulières, qui les mettaient directement en relation avec les offrandes faites aux dieux. Le roi tiendra une table d'offrandes en mains, il présentera un objet de culte, etc.
Le bénéfice que rapportaient de telles consécrations de statues paraissait suffisant pour que des rois n'aient pas hésité à usurper des statues de leurs prédécesseurs, pour s'en attribuer le mérite aussi bien que le profit.(...)
Un certain nombre de statues royales trouvées dans les temples ont une valeur funéraire. L'âme des rois défunts venait les animer, ou plus exactement elle y trouvait un abri pour venir participer dans le temple à la vie des commensaux du dieu. Il semble que certains souverains aient aussi parfois consacré des séries de statues représentant leurs ancêtres. Ces images étaient portées dans les processions. Les statues funéraires des temples étaient comme des répliques des statues déposées dans le tombeau. (...)
Ainsi donc les statues égyptiennes peuvent être généralement considérées, avant tout, comme des corps vivants, animés par l'esprit d'un dieu, d'un roi, d'un homme, le plus souvent mort, et l'on concevra qu'une telle conception puisse modifier profondément le point de vue artistique. Nous verrons de plus que certaines statues, faites pour les funérailles, ont été souvent cachées pour toute l'éternité, enfermées qu'elles étaient dans un réduit de la maçonnerie du tombeau qu'on appelle le "serdab". Le plus ancien sculpteur de statues nous apparaîtra moins comme un artiste que comme un ouvrier spécialiste, aide du prêtre funéraire, contribuant par son habileté à la réussite des cérémonies rituelles indispensables pour assurer l'existence d'outre-tombe du défunt. Le succès de l'opération dépendait en grande partie du degré de perfection de l'ouvrage du sculpteur, puisque le corps de bois, de pierre ou de métal devait convenir à l'âme du défunt comme tout à l'heure la statue divine à l'âme du dieu."
 
extrait de Leçons sur l'art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), membre correspondant de l'Académie royale de Belgique, chargé de cours d'égyptologie à l'Université de Liège, professeur à l'Institut supérieur d'art et d'archéologie de l'Université de Liège, secrétaire et secrétaire des Musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles
 
 

Préambules à une histoire de l'art égyptien, par Jean Capart

Antiquité égyptienne du musée du Louvre.
Source: Guillaume Blanchard (Wikimedia Commons)
 "Notre connaissance de l'art de l'ancienne Égypte est encore loin d'être suffisante pour tenter de faire une telle histoire. Les difficultés qui s'y opposent peuvent être classées en deux groupes : difficultés externes et difficultés internes.
Parmi les difficultés externes, je souligne volontiers les suivantes : nos séries sont fort incomplètes, elles dérivent de la bonne chance des fouilleurs ; une seule cachette comme celle de Karnak renouvelle entièrement le sujet, mais sans apporter cependant des documents pour toutes les périodes. Les objets découverts sont dispersés dans les musées du monde entier et celui qui voudrait étudier, par exemple, la tombe memphite d'Horemheb devrait visiter au moins cinq ou six villes d'Europe. Dans les musées, les objets sont souvent accumulés sans critique et les conservateurs des collections n'ont pas pu, le plus souvent, classer séparément les documents de qualités artistiques différentes. Alors que dans toutes les grandes villes il est possible d'étudier systématiquement le développement de l'art grec sur la base d'une bonne collection de moulages, il n'existe encore nulle part un grand musée de moulages égyptiens. Les publications sont insuffisantes, basées sur des dessins maladroits, les photographies n'ont pas été prises d'une manière qui permette les comparaisons. Une masse considérable de pièces de premier ordre ne sont pas encore publiées. Combien de statues que Champollion décrivait dans ses lettres au duc de Blacas, au lendemain de sa géniale découverte, combien de statues provenant des fouilles de Mariette, restent inédites jusqu'à l'heure présente ? Le Musée de Turin, le Louvre, le British Museum, et tant d'autres collections, tiennent en réserve des matériaux d'étude des plus précieux.
Les difficultés internes ne sont pas moindres. Nous manquons absolument de traditions littéraires sur les œuvres. À peu près toutes sont restées anonymes. L'étude critique des monuments permet de montrer les différences de qualité considérables entre les documents d'une même date et quelquefois même entre des statues sorties d'une même tombe. Nous sommes constamment troublés par le terrible problème des usurpations : les rois effacent les inscriptions de leurs prédécesseurs immédiats ou lointains et s'approprient leurs œuvres sans scrupule. De grands personnages n'hésitent pas à réemployer des statues de dates extrêmement diverses. Les Égyptiens se sont montrés singulièrement conservateurs ; ils copient scrupuleusement les modèles établis par les ancêtres, à tel point que l'on pourrait peut-être soutenir que l'histoire de l'art égyptien est exactement l'histoire de diverses déviations en partant d'un très ancien idéal de perfection.
Dans ces conditions, il faut chercher à se convaincre tout d'abord de la limitation de nos tâches présentes. Commençons par examiner d'une manière plus critique l'origine des différents documents. Les circonstances de la découverte de certaines pièces par des explorateurs modernes, permettent parfois de tirer des conclusions intéressantes au sujet de documents trouvés à une époque où les fouilleurs étaient moins précis dans leurs méthodes. Nous devons chercher à grouper les monuments, ce qui est parfois possible grâce à des indications généalogiques. Méfions-nous des attributions fantaisistes de soi-disant portraits de tel ou tel roi, ce qui, bien souvent, n'a pas d'autre résultat que de compliquer les problèmes qui se posent à nous. Prenons garde de nous laisser induire en erreur par des idées préconçues. Pour ne citer qu'un seul exemple, je pense que les trois premières dynasties n'ont rien de véritablement archaïque et que c'est avant cette période que nous devrons rechercher les origines véritables de
l'art pharaonique. Quand nous avons établi un fait d'une façon indiscutable, tâchons d'en déduire les conséquences logiques, même si celles-ci devraient renverser les idées généralement admises. Il me semble que l'on peut prouver la date très ancienne du début de l'art pharaonique par l'examen des formes des hiéroglyphes, témoignant de l'emploi régulier de la plupart des conventions que le dessin égyptien suivra à tous les âges.
Dans l'état actuel des découvertes archéologiques, les vrais débuts de l'art égyptien restent hors de notre atteinte et il n'est pas exagéré de dire qu'il nous faudra patiemment attendre, et longtemps peut-être, le résultat des recherches de l'avenir avant d'oser écrire une véritable Histoire de l'art égyptien."  

extrait de Leçons sur l'art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), membre correspondant de l'Académie royale de Belgique, chargé de cours d'égyptologie à l'Université de Liège, professeur à l'Institut supérieur d'art et d'archéologie de l'Université de Liège, secrétaire et secrétaire des Musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles