mardi 7 janvier 2020

Quand les jeunes Égyptiens apprenaient à lire et à écrire, par Jean Capart


"... je voudrais vous conduire au milieu de la première cour du temple de Ramsès III, à Médinet Habou. De part et d'autre, de grands portiques offrent, suivant les heures de la journée, un abri contre l’ardeur du soleil. Au sud, la colonnade forme en même temps la façade du palais ; en face, le portique est rehaussé d’une série de colosses du pharaon. Un jour, je me trouvais là, au cœur d'un édifice si bien conservé qu’on y découvre difficilement les millénaires écoulés depuis sa fondation ; je me pris à rêver sur l’aspect de ces lieux à l'époque où la vie les pénétrait. Je pouvais songer à des cortèges du triomphe royal après les campagnes victorieuses contre les Libyens et les Asiatiques ; je pouvais aussi bien me représenter la routine journalière : les prêtres de rang subalterne chargés de recueillir les offrandes faites aux mânes du roi et que les dévots se procuraient à de petites échoppes dressées dans la cour.
À ce moment précis, mon attention fut vivement détournée de ces rêveries archéologiques ; des moineaux, d’abord posés sur les corniches puis accrochés aux images de pierre du pharaon, se détachaient en tourbillon vers une proie qu'ils se disputaient, avec force cris et culbutes dans l'éclat du soleil. Pourquoi ai-je songé soudain à une autre bande tapageuse qui s’abattait autrefois à la même place ? Vous direz peut-être que j'ai été la victime d’un mirage ; c'est possible, mais je les ai vus, très clairement, ces gamins au visage brillant de malice, un petit pagne noué autour des reins, une calotte serrant étroitement le crâne rasé. Ils se précipitaient vers un jeune prêtre à la robe blanche plissée, qui descendait la rampe du deuxième pylône, venant de l'intérieur de l'édifice. "Hori, Hori, criaient-ils, viens voir, nous avons fini nos exercices." Les écoliers, car c'est bien d'eux qu'il s’agit, présentaient au maître qui une tablette de bois, couverte de stuc, qui un éclat de calcaire plus où moins plat, qui enfin un morceau de pot, tous recouverts d'écriture. Tout à l'heure, au moment d'accomplir son service dans le temple, le maître a quitté ses élèves après leur avoir donné à chacun leur tâche. Ces enfants lui ont été confiés par leurs parents ; ils vivent chez lui, passant la majeure partie du temps à l'ombre du sanctuaire. Au milieu de la journée, les mamans, suivant l'usage, apporteront le pain et la bière de la maison. Quand Hori les aura suffisamment formés et qu'ils entreront en apprentissage auprès de l'un ou l’autre fonctionnaire, les jeunes gens conserveront le souvenir reconnaissant de cette initiation qui n’allait pas sans quelque rudesse. Plus tard, lorsqu'ils auront obtenu des situations élevées, il leur arrivera d'écrire d'écrire à leur maître : "J'ai été avec toi dès mon enfance ; tu as frappé mon dos et ta doctrine est entrée dans mes oreilles !"
Hori entraîne sa troupe turbulente sous l'ombre du portique ; il s'installe sur le sol, jambes croisées sur une petite natte à laquelle il a droit par les fonctions qu’il occupe. Les enfants, devenus silencieux. attendent le verdict du maître sur leur devoir. Hori commence par les débutants, ceux qui dessinent, en traits maladroits, les lignes des hiéroglyphes cursifs que les modernes appellent hiératiques et dont chacun peut exprimer des séries de mots se rattachant à une seule idée. L’enfant apprend à désigner chaque signe par une acception plus générale que spéciale. J'entends réciter les mots : "enfant, chef, aîné, prince, roi, vieillard, élever, tomber, parler, adorer, se retourner, bâtir." D’autres sont déjà plus avancés et le maître peut confier à leur mémoire des séries de mots qui s’écriront encore par des hiéroglyphes généraux, auxquels s’ajouteront cette fois des compléments phonétiques. Du coup l'élève écrit non plus des images mais les sons des divers mots de la langue. Ce jour-là, il fallait tracer de mémoire des mots relatifs aux phénomènes célestes et à l’élément aquatique. Écoutons ce qu’ils récitent d’après les tablettes écrites : "Ciel, disque solaire, lune, étoile, Orion, Cuisse (notre grande Ourse), singe géant, hippopotame, ouragan, tonnerre, aube, ténèbres, lumière, ombre, flamme, rayon de soleil, fleuve, ruisseau, source, torrent, etc., etc." D'autres enfants avaient abordé la leçon dans laquelle on apprend à connaître la hiérarchie des fonctions et des métiers : "Prophète, père du dieu, prêtre officiant, scribe du temple, scribe des livres du dieu..."; viennent ensuite "les cuiseurs de pelotes, les cuiseurs de gâteaux soufflés, les fabricants de biscuits, les cuiseurs de gâteaux d’autel, les boulangers, les fabricants de pastilles d’encens, les cuiseurs de galettes, les fabricants de conserves, les confiseurs de dattes, les fabricants, etc."  tous employés aux besoins des offrandes. divines.
Hori regarde l'un après l'autre les exercices, rectifiant les erreurs, dénonçant les orthographes phonétiques qui révèlent la méconnaissance du mot ; il loue les bons, exprime sa colère des mauvais, brise même, dans un geste brusque, le tesson de poterie qui fourmille d’inepties. Cette révision des primaires achevée, Hori va s'occuper des plus grands élèves, ceux qui ont franchi les premières étapes avec succès et auxquels on commence à distiller les classiques phrase par phrase."
extrait de Le message de la vieille Égypte, 1941, par Jean Capart

L'illustration ne respecte pas le cadre de cet écrit de Jean Capart : elle provient de la tombe d'Horemheb (Saqqarah)

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