mardi 21 janvier 2020

Une séance chez le barbier et le tailleur, avant de visiter le Caire, par Adrien Dauzats - Alexandre Dumas

illustration d'Adrien Dauzats

"Le barbier se plaça sur une chaise et me fit asseoir à terre. Puis il tira de sa ceinture un petit instrument de fer que je reconnus pour un rasoir en le lui voyant frotter sur la paume de la main. L'idée que cette espèce de scie allait me courir sur la tête me fit dresser les cheveux, mais presque aussitôt je me trouvai le front pris entre les genoux de mon adversaire, comme dans un étau, et je compris que ce qu'il y avait de mieux à faire était de ne pas bouger. En effet, je sentis courir successivement sur toutes les parties de mon crâne ce petit morceau de fer si méprisé, avec une douceur, une adresse et un velouté qui m'allèrent à l'âme. Au bout de cinq minutes, le barbier desserra les jambes, je relevai le front, j'entendis tout le monde rire ; je me regardai dans une glace, j'étais complètement rasé, et sur tout le crâne il ne me restait de ma chevelure que cette charmante teinte bleuâtre qui décore le menton à la suite des barbes bien faites. J'étais stupéfait de cette promptitude ; puis je ne m'étais jamais vu ainsi, et j'avais quelque peine à me reconnaître. Je cherchai, au-dessus de la bosse de la théosophie, la mèche par laquelle l'ange Gabriel enlève les musulmans au ciel, elle n'y était même pas. Je crus que j'avais le droit de la réclamer ; mais, au premier mot que j'en dis, le barbier me répondit que cet ornement n'était adopté que par une secte dissidente, peu vénérée parmi les autres à cause de l'irrégularité de ses mœurs. Je l'arrêtai au milieu de sa phrase en l'assurant que 
j'avais à cœur de n'appartenir qu'à une secte parfaitement pure, attendu que mes mœurs avaient toujours été, en Europe, l'objet de l'admiration générale. 
Ce point accordé, je passai sans regret entre les mains du tailleur, qui commença par mettre sur ma tête rase une calotte blanche, sur cette calotte blanche un tarbouch rouge, et sur le tarbouch un châle roulé, qui me transformait presque en vrai croyant.
On me passa ensuite ma robe et mon abbaye ; la taille, comme la tête, fut serrée avec un châle, et dans ce châle, auquel je suspendis fièrement un sabre, je passai un poignard, des crayons, du papier et de la mie de pain. Dans cet accoutrement, qui ne me faisait pas un pli sur le corps, mon tailleur m'assura que je pouvais me présenter partout. Je n'en fis aucun doute ; aussi attendis-je avec la plus grande impatience, et comme un acteur qui va entrer en scène, que le travestissement de mes compagnons fût opéré. Il leur fallut, à leur tour, subir sous mes yeux l'opération que j'avais subie sous les leurs ; et décidément, ce n'était point encore moi qui avais la plus drôle de tête. Enfin, la toilette achevée, nous descendîmes l'escalier, nous franchîmes le seuil de la porte et nous débutâmes.
J'étais assez embarrassé de ma personne : mon front était alourdi par mon turban ; les plis de ma robe et de mon manteau embarrassaient ma marche ; mes babouches et mes pieds, encore mal habitués l'un à l'autre, éprouvaient de fréquentes solutions de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le pas avec les mots : Doucement, doucement. Enfin, lorsque la pétulance française fut un peu calmée, qu'un peu plus de lenteur cadencée nous eut permis d'observer le balancement du corps nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla pour le mieux. En somme, ce costume, parfaitement approprié au climat, est infiniment plus commode que le nôtre, en ce qu'il ne serre que la taille et laisse toutes les articulations parfaitement libres. Quant au turban, il forme autour de la tête une espèce de muraille à l'aide de laquelle celle-ci transpire à son aise, sans que le reste du corps ait à s'en inquiéter, ce qui ne laisse pas que d'être fort satisfaisant.
Une demi-heure passée à nous mahométaniser, nous commençâmes nos investigations."



extrait de Quinze jours au Sinaï, 1841, par Alexandre Dumas (1802-1870), romancier, dramaturge et écrivain français, et Adrien Dauzats (1804-1868)

 "Ce récit de voyage, genre que Dumas a souvent pratiqué, fait pourtant exception: le narrateur n'y est pas l'auteur, mais Adrien Dauzats (1804-1868), ami fidèle de Dumas, peintre et grand voyageur de son temps. Dumas n'est pas allé en Egypte, mais a rédigé d'après les notes de voyage de Dauzats, avec qui il signe le texte. Ce n'est donc pas lui-même que Dumas met pour une fois en scène dans ce voyage, et le récit y gagne à notre avis en sobriété et en précision. Malgré cela, on y retrouve le style si particulier à l'auteur, quelques traits d'humour de sa facture, et son intérêt pour les batailles, croisade de Saint-Louis ou campagne d'Egypte de Bonaparte. Ibrahim Pacha aurait même dit que Dumas était «un des hommes qui avaient le mieux vu l'Egypte»!" (http://www.dumaspere.com/)

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