photo de Brian Christensen |
"On résiste mal à l'appel du désert. Il y a un instant, vous rouliez dans la cohue des souks, entre des maisons qui cachaient le ciel. Des passants, des ânes, des taxis, des autobus vous rejetaient sans cesse jusque sous la griffe
des marchands, jusque dans le pavillon braillard de leurs
phonographes. Avec ses voiles de couleur, ses parfums brutaux, ses cris, le souk vous possédait. Et maintenant, vous venez de franchir une frontière, vous abordez dans une autre planète. Encore un quart d’heure de marche et vous voilà perdu dans une solitude sans nom. Un vent vif vous nettoie la face, vous emplit d’une griserie aussi prompte mais plus légère que la brise marine. Extra dry. Vous tournez la tête : il a suffi d’une bien faible colline pour vous cacher la vallée, pour que vous soyez au centre d’un univers singulièrement dépouillé où ne règnent plus que le sable, l'air et le feu. Vous rattachant au cosmos, il vous rend tout de suite le juste sentiment de votre être, de la pureté et de la grandeur. L'agitation citadine vous paraît incompréhensible. Ses colifichets vous font sourire. Vous avancez dans un silence que rien ne trouble, comme primordial, à travers une étendue qui, sans nul souci de vous, se livre à des jeux subtils d'ombre et de lumière, à d'imperceptibles glissements de formes, où tout change et demeure éternel. Personne ? Mais si. Au revers d'une dune et faisant quasi corps avec elle, une tente basse te rapiécée fume. Un bédouin fier vous évalue. Il connaît les tourbillons du khamsin, l'interminable marche sous un soleil fulgurant, il sait le prix de l’eau, le prix de l’indépendance, que Dieu est grand, que le monde est un, où qu’il faille transporter sa tente.
Il suffit. Vous pouvez retourner dans la vallée, à l'ombre des villes, parmi les hommes. Jamais les tons verts qui nuancent les champs ne vous auront paru plus frais si l'on est en décembre. Jamais l’étain du Nil n’aura rayonné pareille douceur. Peut-être, pour vous faire honneur, le soleil couchant tendra-t-il derrière votre marche, et au-dessous d’un horizon lavé de jade, la plus somptueuse des pourpres cardinalices. De nouveau, l’oasis vous accueille, vous invite au charnel déduit. Ô paradis ! Mais quoi ! Vos pas sonnent sur le trottoir d’une cité d’où vous êtes absent. L’éblouissement doré des étendues de sable continue de vous environner. Et, lorsqu’enfin vous vous éveillez, cette petite foule qui se presse ou se dandine sur le trottoir vous inspire quelque mépris. Vous avez beau respirer profondément en bombant la poitrine, et faire peser vos souliers sur le sol, vous vous sentez comme humilié, vous souffrez d’un manque. La nostalgie du désert n’est point près de vous lâcher. Vous n’êtes point près d'oublier sa leçon.
Sous sa monotonie apparente, et malgré sa stérilité, le désert enseigne la grandeur. Il vous refuse les plaisirs trop faciles, les gâteries et même le simple confort. Il est sans complaisance pour votre teint, pour la plante de vos pieds, pour votre fatigue. Il impose la frugalité. Il ne fait jouer que pour ceux qui en sont dignes des nuances comparables aux plus abstraites spéculations mathématiques. Il ternit tout éclat emprunté. Il détache des faux biens. Au bout d'une heure, il ne vous laisse, pour toute richesse, que votre souffle, vos muscles et votre âme. Il éveille en vous un sens planétaire, cosmique. Dans le pur silence de l'étendue sans limites, on comprend que des hommes y soient venus pour se rapprocher de Dieu. Il rend de la noblesse au loisir. Il desserre les contraintes sociales et, parfois, les abolit, comme le temps. La mort y paraît une chose très simple, qui serait dans l’ordre, contre quoi l’on se défendra, à coups de fusil, s’il le faut, de toutes ses forces, qu’on saura également accueillir en souriant.
Pour l'Égypte, le désert est le cadre qui fait valoir la fécondité du noir limon, le visage de la vallée. C’est aussi une menace et une protection. Il défend à l’homme de la vallée de s’amollir dans trop de confort et de bien-être, de mordre trop goulûment aux biens et aux jouissances terrestres. Il lui rappelle que demain tout peut lui être ravi, qu'il doit sans cesse être prêt à la lutte en même temps qu'à la résignation. Voilà ce que dit le maigre Bédouin qui veille en sentinelle, le fusil en bandoulière à crête des dunes. Voilà ce que, peut-être, il faut lire sur le visage à demi rongé de cette autre sentinelle accroupie au bord des sables, le Sphinx."
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