photo datée de 1870 - auteur non mentionné "Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs..." |
"L'Égypte, dit un dicton populaire, est le territoire que l'inondation atteint. Elle n'existerait pas en effet sans le fleuve qui, aux quatre mois d'été, se déverse sur elle et l’enrichit. (...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne de la rive, quand on remonte le fleuve entre ses bords verdoyants, quand on s'éloigne du fouillis de minarets qu'est le Caire, quand on se sent porté sur ces eaux sacrées vers le libre espace. Le Nil est large, tranquille. Il a une majesté sereine qui impose, qui fait comprendre que des populations l'aient tenu pour une divinité.
Plutarque rapporte que rien n'était aussi vénéré chez les Égyptiens que le Nil. Ils croient, dit-il, que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire. Aussi éloignent-ils de lui le bœuf Apis. Ils veulent que le corps, enveloppe de l’âme, soit leste et dégagé, qu'il ne la surcharge pas, ne l’écrase pas, que l'élément mortel n'ait aucune prépondérance par laquelle le principe divin soit étouffé.
Tel le Nil apparaît dans la première heure avec son escorte de palmiers, de huttes de terre, de fellahs profilant leur silhouette sur le ciel bleu au sommet d'un monticule, tel il apparaîtra aux heures suivantes jusqu'au terme du voyage, serpentant entre les deux chaînes rocheuses qui l'enserrent, l'emprisonnent et sont les remparts du désert contre ses flots : la chaîne libyque du côté du couchant, la chaîne arabique vers l'Orient.
Il s’en va, aimant les courbes, les sinuosités, jetant un perpétuel défi à la ligne droite. Il baigne des champs de luzerne ou de blé, des villages où grouille une masse indigène, des ruines du passé. Il est impétueux ou calme. Mais toujours, de chaque côté, c'est un éternel défilé de bandes de terre vertes entrecoupées de bosquets de palmiers, de cabanes faites de ce même limon mélangé à de la paille, de terrains arides, et encore des palmiers poussés le plus souvent obliquement sous lesquels s'abritent encore des fellahs dans leurs huttes misérables. Cette monotonie des choses qui passent n’ennuie pas, ne lasse jamais. Du premier jour au dernier, l'œil suit sans fatigue ces terres qui viennent, vont et disparaissent. Les spectacles, toujours les mêmes en apparence, sont d'une variété infinie en réalité. Ils deviennent familiers à l'esprit, sont bientôt les compagnons inséparables du recueillement qu'inspirent la grande sérénité de cette nature et l'isolement dans lequel on se trouve. On se plaît à les voir chaque matin, à vivre avec eux dans la journée, à les laisser s'obscurcir et se voiler à l'heure du repos.
Comme le ciel a ses étoiles pour faire rêver le voyageur, l'air ses vols d'oiseaux pour distraire ses yeux, le Nil a ses barques aux grandes voiles latines triangulaires pour charmer ses pensées, les faire aller à la dérive comme elles. Elles sillonnent le fleuve par centaines, par milliers, poussées par le vent qui gonfle leurs toiles. Leur défilé ne s'arrête jamais. Elles sont comme les flots du Nil. Il en vient toujours, toujours. À chaque détour du fleuve, il en apparaît de nouvelles. Il semble que bien loin, bien loin, dans des régions inexplorées, il y ait des sources inconnues qui en envoient sans cesse, qui ne tarissent jamais. Elles sont les hôtes de ce fleuve qui les aime et qui les porte à leur but. Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs qui voleraient à la surface, qui se laisseraient emporter sans crainte, avec une heureuse quiétude. Elles sont comme les esprits familiers de ce vieux Nil qui a assisté à tant de mystères, qui a vu passer tant de religions, tant de races, tant de conquérants, qui a vu déchoir tant d’empires."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.