mercredi 15 janvier 2020

"L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité" (Octave Béliard)

"Il faut que tout son passé me parle et ressuscite"
photo de Zangaki, vers 1880

"L'Égypte fait décor dans le conte bleu de mon enfance. Son nom est l’un des premiers que j'épelai dans une Bible à images. Depuis, j'en ai appris l'histoire plus précisément mais sans qu'elle perdît tout à fait la couleur du conte. Elle est restée un lieu quasi-fictif, d’autant plus ravissant qu'il m'est encore permis de le croire imaginaire. Et dès demain matin elle va devenir un lieu réel ! J'en suis presque aussi troublé que si le roi Hérode ou Riquet-à-la-Houppe devaient m'attendre au débarcadère.
M. H. qui veut arrêter à Alexandrie me demande si je compte y faire séjour.
- Pourquoi faire ? lui répondis-je par boutade. Je déteste en général la musique de Massenet et Thaïs en particulier. Anges du ciel ! souffles de Dieu ! ... Horreur !
Mon compagnon qui est abonné à l'Opéra me regarde avec ahurissement. "Souffles de Dieu !" répète-t-il, comme un juron.
Sérieusement, Alexandrie ne me dit rien du tout. On m'a prévenu que ce port modernisé a secoué ses souvenirs et perdu son âme. J'ai hâte de me jeter au cœur de l'Égypte et un port n'est que le visage qu'un pays montre aux gens du dehors, une physionomie plus ou moins conventionnelle, un masque commercial et d'accueil. Je ne parle évidemment pas de ceux qui, comme Marseille, ont une forte individualité et une vie propre. 
À Alexandrie, je n'aurai pas le loisir d'errer sur le port ; les édifices du passé m'y paraissent à l'avance négligeables ; et quant à l'orientalisme, le Caire m'en livrera de plus traditionnel et de plus authentique. J'ai raison ou j'ai tort, mais je ne m'arrêterai point. 
Et dès le seuil de l'Égypte, je définis bien nettement ce que j'y viens faire. Je viens  pour sentir mais aussi pour savoir et comprendre. L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité.
Celle-ci n'a point besoin de guides. Je ne veux pas savoir les impressions que d'autres ont éprouvées, ni si elles concordent avec les miennes ou en diffèrent ; je n'ai demandé à aucun livre ce qu'il faut sentir et je me livre spontanément à l'émotion qui passe. Je me laisse saisir par la lumière et par les aspects changeants, je capte les couleurs et les mouvements de la vie comme des papillons. Si je rencontre le cliché et le convenu, ce sera en toute ingénuité, ce sera de la nouveauté pour moi ; et je n'éviterai pas une occasion de joie par crainte qu'elle n'ait déjà été ressentie. Il est possible que j'éprouve, il est impossible que je veuille, par pose, paraître éprouver un désenchantement ; et j'ai l’âme béante et dispose : j'entre dans un monde neuf puisqu'il m'est inconnu.
Mais je ne croirais pas avoir vu l'Égypte si je partais n’ayant fait que regarder vivre son peuple, vibrer ses couleurs, son soleil et ses nuits caresser sur ses vieilles pierres des figures énigmatiques. Il faut que tout son passé me parle et ressuscite. Il faut que je puisse, après mieux qu'avant, me l’imaginer dans le temps, me pencher sur le gouffre des millénaires. Et pour en prendre ainsi autant avec l'intelligence qu'avec les sens, j'ai lu des égyptologues et des historiens."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

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