mercredi 15 janvier 2020

L'Égypte "suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue" (Octave Béliard)

"les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides"
vintage photochrome, circa 1895

"J'aime que l'Égypte soit vivante. Les monuments que les ancêtres ont laissés sont les témoins de l'intensité de leur vie et ce n'est point leur succéder que de dormir à l'ombre qu'ils ont faite. Je me garde de l'exagération futuriste d’un Marinetti qui voulait un jour qu'on démolit Saint-Marc de Venise pour bâtir en sa place une belle usine. Je vois bien rarement la nécessité de détruire un souvenir ou une beauté pour que les hommes aient du pain. L'humanité active fait preuve de sa noblesse héréditaire en gardant les traditions comme de précieux anneaux à ses doigts. Mais qu'elle ne les traîne pas comme des fers aux pieds.
L'Égypte nouvelle fait tomber des maisons, en bâtit plus encore et s’européanise. Elle suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue. Certes, ma curiosité et ma sensibilité me font rechercher les traits dont est construite sa physionomie particulière et traditionnelle et je ne m'arrête pas longuement pour méditer devant des murs neufs. Mais je ne puis pas vouloir que les choses aillent autrement qu’elles ne vont, et la vie est au moins aussi sainte que la mort. Oui, je suis venu voir des œuvres immortelles mais pourtant l'immortalité des œuvres, elle-même, me serait haïssable si elle n’était qu'une mort indéfiniment prolongée et faisant obstacle à la vie.
Je ne sais pas s'il était absolument nécessaire que Philæ fût noyée. Mais combien de Philæs ont été détruites par la nécessité d’adapter le monde aux besoins humains et ne furent pas tant pleurées ! (...)
Si l’on trouve si désagréable que, sous l'influence des Européens, le Caire modifie sa physionomie, un rêveur encore plus passéiste pourrait tout aussi bien regretter que Méhémet-Ali ait surmonté la citadelle des coupoles néo-byzantines qui y durent longtemps faire figure d'étrangères ; ou même reprocher aux Arabes d'avoir imposé les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides. Car si l'on a la maladie de n'aimer que l’immobile, quelle étape convient-il d’immobiliser ?
Au Caire, le présent se mêle au passé qui est certainement l'élément précieux du mélange, celui qui m'y a attiré. Mais que ce mélange est donc attachant et curieux ! Comment dire ? C'est comme si le rouleau des choses que le temps dessina y était déroulé et mis à plat sur l'espace. Le successif s’y change en simultané, hier vit avec aujourd'hui, hier vit autant qu'aujourd'hui, alors que partout ailleurs peut-être il est mort."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

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