lundi 6 janvier 2020

"Du Caire à Assouan, l'Égyptien se sent pris entre les montagnes et le Nil" (Marius Fontane)

 Ernst Koerner, "Evening in Egypt by the Nile at Gebel es-Silsila", 1919

"La chaîne arabique finit au Caire, brusquement, en falaise dominant le delta, toute dorée. La chaîne libyque se termine doucement, en une pointe qui s’abaisse, puis s’élargit en plate-forme, et va ensuite, peu à peu, se perdre au nord-ouest, vers le delta. C’est sur la "plateforme libyque", sorte de large et dernier degré d'un escalier gigantesque, que les pyramides seront édifiées.
Rien de plus aride, de plus désolé, de plus rebelle à toute végétation que ces deux "chaînes" longeant le Nil. Il ne sera possible à l’Égyptien d'étendre son domaine ni à ouest ni à l'est, et cette fatalité pèsera lourdement sur ses destinées.

Basses, toutes faites d’un calcaire jauni, ces montagnes fourniront les matériaux dont seront construits les monuments de la Basse-Égypte. Formant des assises régulières, ces blocs, à leur place naturelle, se présentent déjà comme une série de monuments dont les pyramides ne seront en somme qu’une imitation. D'un or vif lorsque le soleil les éclaire, d’un bleu doux, violacé, dans leurs ombres, ces hautes collines, qui sont l'horizon continuel de l'Égyptien jusqu’à Philæ, encadrent bien les sites.
Elles s'opposent à la diffusion du regard, font ressortir les tableaux proches, et démontrent en même temps l’étroitesse du pays ; elles semblent, avec le Nil qui coule largement dans la vallée, redoutable en ses crues, tenir comme prisonniers les hommes qui vivent sur les bords du fleuve. Lorsque les deux chaînes, consentant à s'éloigner un peu, laissent entre l’eau et le rocher une bande de terre ayant nécessairement la forme d’un vaste cirque, les hommes s'en emparent et y fondent des villes telles que Memphis, Abydos, Thèbes, Edfou.
Lorsque, enfin, dans les montagnes mêmes, des vallées transversales existeront, comme à l’ouest de Thèbes, on y verra comme l'issue mystérieuse par où passent les morts, et dans les parois de ce "passage" on creusera les tombeaux des rois : Biban el-Molouk.
Du Caire à Assouan, c'est-à-dire du delta à la première cataracte, l'Égyptien se sent donc pris, absolument, entre les montagnes et le Nil. La vallée, parfois large vers le delta, se resserre à mesure que l’on marche vers le haut fleuve. À Silsileh, les deux chaînes, en falaises, se touchent presque ; le Nil ne passe entre elles qu'en grondant, rapide, quelquefois torrentueux. C'est là que les grès succèdent aux calcaires, mettant de l'ennui dans les tons.

Au delà de la cataracte, c’est Philæ, l'"île sainte" aimée d’Osiris, toute petite, toute gracieuse, fortunée, inviolable, assez haute pour que le Nil ne la puisse inonder. Où sont les vastes plaines vertes du delta ? et les calcaires dorés du Mokattan ? et les gorges monumentales de Thèbes ? et les horizons si doucement teintés de Karnak ? et les falaises droites de Silsileh ? Ici tout est gracieux, élégant, net, tranquille. Le calcaire et le grès ont disparu ; le granit, impérissable, définitif, se montre. C'est encore le ciel du delta, mais avec moins de lumière blanche, beaucoup plus d’azur, et des colorations changeantes, de l’aube à la nuit, qui vient promptement, brusquement, sèche, calme, pure. C'est une autre Égypte qui commence, et qui se prolongera jusqu’à la deuxième cataracte, à Ouadi-Halfa.
Les chaînes arabique et libyque se disloquent ; le désert, avec ses sables jaunes ou gris, vient souvent jusqu’aux bords du Nil, luttant contre la fécondité du fleuve, étalant de longues plages mouvantes, quasi liquides, poussées sur la pente autant par leur propre poids que par les brises qui les ondulent. Et le ciel, toujours le même évidemment, devient implacable, éblouissant, bas, semble-t-il, jusqu’à la deuxième cataracte, où les basaltes noirs succèdent aux granits multicolores, où la Nubie devient éthiopienne déjà.
Depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte, combien de changements dans cette terre d'Égypte qu’un premier regard accusait d’uniformité, de monotonie ! Aussi, malgré lui, Amrou va se contredire. "L' Égypte, écrit-il, paraît aujourd’hui comme une terre poudreuse ; puis, incontinent, comme une mer bleuâtre, et comme une perle blanche ; puis comme de la boue noire, puis comme une étoffe verte reluisante, puis comme une fonte d'or rouge"; et il ajoute : "Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant." Amrou veut parler ici des changements dus au Nil en Basse-Égypte ; ils sont perpétuels, et ils se succèdent jusques aux sources du fleuve."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

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