mercredi 15 janvier 2020

Égypte : "De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, (le) désert d'Occident, ce désert mort, est le dépôt des Morts" (Octave Béliard)

Vallée des Rois (David Roberts)

"Après les luzernes et les blés, voici le désert fauve descendu par étages de l'austère et violente falaise libyenne. Le désert n’est jamais loin. L'Égypte est un long, étroit et merveilleux jardin en bordure du Nil. Depuis le fleuve jusqu'au sable qui maintenant déferle devant moi, le jardin n'a guère ici plus de deux lieues de largeur. 
Éternel front de bataille du désert et du Nil, la ligne rousse et la ligne verte oscillent à peine en des mille années. En vain le ciel de feu et le vent aride fendillent, craquèlent, délitent ces montagnes effrangées, sans herbe ni vie, dont l'oeil ni l'imagination ne pénètrent le mystère infernal, derrière lesquelles l’homme a pu croire longtemps que le noir soleil nocturne descendait chez les Morts. En vain les pierrailles et les graviers, suivant la pente des vaux désespérés, des ravines mortelles, où ne suinte aucune source, précipitent-ils leurs vagues brûlantes vers les terres basses et fertiles. Ils ne peuvent qu'en recouvrir les marges de dunes chaotiques. L'annuelle intumescence des eaux rompt invinciblement leur offensive. La fureur de Seth s’arrête devant la douceur osirienne. Et c'est toujours un spectacle singulier de rencontrer brusquement, au bout de la verdure, cette haute barrière de sable qui menace toujours et qui ne croule jamais.
De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, ce désert d'Occident, ce désert mort est le dépôt des Morts. On ne trouverait nulle part ailleurs une sépulture. Durant quatre mille ans et sans doute plus encore, les cortèges funèbres s'en sont allés par là et le peuple innombrable des momies s'est couché où le Soleil se couche. Les villes des vivants se doublent, à l’Ouest, de nécropoles. Là où la vallée est large et les dunes étendues, on a creusé des tombes dans le sable, bâti des mastabas pour les riches et des pyramides pour les rois. Là où le flot des verdures bat le pied des montagnes rapprochées, on a percé, taraudé les montagnes, incrusté les Morts dans des alvéoles, dans des syringes, dans des palais taillés en plein roc.
De l'autre côté, au Levant, il y a aussi des montagnes et aussi le désert ; mais les montagnes ont des passes et le désert a des mirages. Et par derrière, c’est l'Isthme et c’est la Mer, et c'est toute l'Asie pleine de trésors et de vies tumultueuses, et c’est la naissance quotidienne du Dieu Râ. L'Égypte n'est pas murée de ce côté. Ses peuples sont sans doute venus par là, ses pharaons conquérants se sont répandus par là, son empire a débordé jusqu'au Liban et jusqu'à l'Euphrate. Par là, et aussi par le Nord méditerranéen, lui sont venus des maîtres successifs, les Hyksos, les Assyriens, les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Romains de César, les Arabes, les les Français, les Anglais. Même parfois, en des temps presque oubliés, un vainqueur éthiopien força le couloir du Sud. De partout ont pu venir à l’oasis nilotique et la vie  et la lutte qui est encore la vie.
Mais la montagne d'Occident, toute jalonnée de tombes silencieuses, était la frontière inviolée du monde, celle d'où il ne vient personne, celle qu'on ne franchit que par la mort, le seuil mystérieux de l'Autre Vie, du royaume élyséen de l'Amenti, des champs éternels d'Yalou, du lieu seulement intelligible où le Double impalpable du défunt allait continuer sa vie, relié pourtant à sa momie demeurée enfouie au bord visible de la terre, tout comme - je suppose - un scaphandre immergé relié à son flotteur.
Je me représente le sol à momies comme une zone ininterrompue courant parallèlement au Nil, tout le long de son cours égyptien au bas de la falaise de l'Ouest, avec des capitales funéraires en face des capitales des vivants, en face de Memphis, en face de Thèbes, en face d'Elephantis. Et dans ces capitales funéraires, à portée des tombeaux, était établi le peuple des artisans qui vivent de la mort, les fossoyeurs, les ciseleurs de cercueils, les tailleurs de pierre, les marchands d'aromates et de bandelettes, les embaumeurs, etc. Il y avait aussi - et l'on en voit encore - des temples que les rois consacraient de leur vivant à leur famille divine et à leurs propres mânes qui y recevraient un culte public après leur mort apothéotique, alors que leurs dépouilles auraient été murées plus ou moins loin de là dans un lieu caché à tous."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

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