illustration extraite de l'ouvrage de Charles Viénot |
Tout émus, nous nous empressâmes de monter sur le pont, mais là notre étonnement fut porté au comble par un autre édifice qui efface le premier. Quatre statues gigantesques assises contre une montagne taillée à pic accompagnent une porte basse, au-dessus de laquelle se tient une cinquième figure, plus petite, mais intacte et étrange ; d'autres sont également debout entre les jambes des colosses.
Tel est l'aspect des hypogées d’Ipsamboul ; l’un parallèle, l’autre quasi perpendiculaire au fleuve. Une rivière de sable les sépare : semblable aux glaciers qui descendent lentement des Alpes, ce torrent reprend peu à peu le sol naguère conquis sur lui ; il gagne maintenant aux genoux la première statue du grand temple, et détruit en partie la sublimité d’une façade qui devait produire plus d’effet qu'aucune œuvre humaine.
Bien que les colosses d’Ipsamboul atteignent des dimensions que nul autre n’a surpassées, on est moins frappé de leur stature que de l'harmonie singulière qui règne dans tous les membres et surtout de la douceur peinte aux visages. Il est nécessaire, pour en bien juger, de s'élever sur la colline d’où l’on aperçoit, dans son vrai jour, le profil des têtes.
Toutes modelées d’après un type unique, elles représentent cet éternel Ramsès II, dont les exploits hantent la vallée du Nil. Sous l'imposante mitre, aux bandelettes ramenées par devant, un front de juste hauteur, un nez légèrement infléchi, la narine gonflée, des sourcils bien arqués couvrant la fine paupière, l'œil abaissé, le demi-sourire des lèvres, le menton soutenu par les nattes épaisses de la barbe composent un ensemble, dont la majesté est inexprimable. Si l'on y joint l'attitude assise, des mains posées à plat sur les genoux, des pieds prenant possession de la terre, et dont l’orteil écraserait l'ennemi assez fou pour résister ; puis, entre les jambes du roi, les figures de ses fils, hautes de 3 mètres, mais passant à peine sa cheville, il sera facile de comprendre l’idée de souveraine puissance que l'artiste a voulu traduire. Bien plus, en cherchant la grandeur, il a trouvé la vie : ce ne sont pas des statues que nous avons sous les yeux, mais des hommes, dans une paix sereine et divine. (...)
Si nous voulons entrer dans le détail, il n’échappera à personne que les parties de ces statues ont été traitées de diverses manières, même de plusieurs mains. Que l’on compare aux oreilles, toujours trop hautes mais du fini le plus délicat, ces extrémités grossièrement aplaties, ces jambes d’éléphant, dont les pesantes attaches trahissent, avec l'ignorance de l'anatomie, une lourdeur de ciseau peu commune, même dans la sculpture colossale, et l'on se convaincra que l'artiste, gardant pour lui le soin des têtes, abandonnait les membres à des ouvriers. Au sujet du costume, d’ailleurs sommaire, il est aisé de voir que les cartouches verticaux gravés sur les bras, à la hauteur de l’aisselle, représentent des bracelets, et que le même signe, disposé horizontalement sur la poitrine, joue le rôle de pectoral. Autour des reins s'enroule un pagne aux fins plis, qui paraît serré avec des bandelettes ; mais que peut signifier ce bourrelet descendant le long de la jambe comme une fente de guêtre, et se terminant par un bouton juste sur la saillie de l'os ?
Les sièges massifs offrent les mêmes particularités que ceux des colosses de Memnon : en avant de chaque côté, la reine favorite se tient debout, coiffée d’une énorme chevelure ; au contraire du monarque, son visage est moins paisible qu’énergique. Sur la face latérale des trônes, qui forment un couloir vers l'entrée, se trouve aussi la scène des deux personnages liant une gerbe de fleurs que j'ai décrite à Thèbes. On fera cette comparaison avec intérêt. Égale dans les deux modèles, la perfection du trait produit ici un effet moins agréable, à cause de la raideur des mouvements et d’une maigreur poussée jusqu’à la difformité, mais je ne sache pas que l'art égyptien ait créé nulle part de types plus réellement gracieux que le visage des déités d’Ipsamboul. Elles ont l'œil de face, la bouche mince, le nez aquilin, hormis une seule qui l’a retroussé d'une façon mutine ; enfin, par un artifice délicat, les liens qu’elles serrent, simplement tracés en creux sur le fond de la muraille, prennent du relief en passant sur les corps, pour n’en pas rompre l'intégrité. (...)
Aux impressions que fait naître la visite des temples d’Ipsamboul, se mêle, dans nos souvenirs, une véritable indignation pour les outrages dont ils sont l’objet. C’est la manie de ceux qui remontent le Nil en barque d'employer leurs loisirs à graver sur les endroits les plus apparents la mention de leur passage ; or l'on comprendra quels périls cette sotte coutume fait courir aux monuments, en songeant que, dès les premiers jours de février, déjà trois noms, dont l'un en caractères énormes, s’étalaient avec la date de la nouvelle année. On ne se contente pas de lettres tracées au noir, il faut creuser, quelquefois à un pouce de profondeur. Peu importe de mutiler des fleurs, les plis délicats d'un tissu, un cartouche, un visage ; bien plus, quelle fortune de gagner la tête d'un colosse, afin que personne n'ignore qu'un sot a grimpé là ! C'est ainsi que la dernière statue à droite de la grande façade porte ignominieusement sur la joue le nom d'un inconnu ; la plus voisine du seuil est déshonorée par l'inscription : Maximilien, grand-duc de Bavière, qui troue la chair au-dessous du pectoral. L'image d'Ammon-Rà a seule été respectée, comme trop difficile à atteindre."
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