lundi 27 avril 2020

"Les tombeaux des califes passent, avec l'Alhambra de Grenade, pour les produits les plus achevés, les plus exquis de l'architecture sarrasine" (Victor Fournel)

illustration extraite de l'ouvrage de Victor Fournel

"Une autre excursion un peu plus longue et d’un plus vif intérêt est celle qui conduit aux tombeaux des califes. On sort de la ville par la porte Bab-el-Nasr (de la conquête), un bijou colossal dont les deux grosses tours carrées, les riches sculptures et les proportions élégantes font un des monuments du Caire. Des soldats d’opéra-comique, à mine farouche, à moustaches tombantes, portant à leur ceinture tout un arsenal d’armes et de pistolets aux crosses richement ciselées, s’appuient contre l’arcade, comme des bas-reliefs.
On aperçoit l'enceinte ruinée de la ville, la ligne de petits rochers ou dunes qui l'enserrent, le cimetière, qui borde tout le côté oriental, prolongeant à perte de vue ses tas de pierres, en forme de masures ou de cippes, couronnés d'un turban dont la forme désigne le rang du défunt. Là reposent d'innombrables générations de morts, tous le visage tourné vers la Mecque. Les tombeaux, improprement appelés tombeaux des califes, apparaissent de loin comme une vision fantastique, - véritable ville funèbre, nécropole du désert où dorment les sultans mameluks de la fin du XIVe siècle à la conquête de Sélim, en 1517, qui transmit aux sultans de Constantinople, avec la souveraineté de l'Égypte, le titre d’Imam et l'étendard du Prophète.
Les tombeaux des califes passent, avec l'Alhambra de Grenade, pour les produits les plus achevés, les plus exquis de l'architecture sarrasine. Ce ne sont pas de simples tombeaux, dans le sens où nous entendons ce mot ; suivant l'usage oriental, ils sont, au moins pour la plupart, accompagnés de mosquées. Parmi les plus belles, il convient de signaler celle de Tastouchi, celle d’Ascraf, pavée en mosaïque de marbre, avec ses deux salles, dont la seconde, plus élevée que la première et surmontée d’une belle coupole, renferme le tombeau ; surtout celle du sultan Barkouk, immense rotonde couronnée d’une voûte hardie, avec une porte d'entrée que surmontent des galeries du plus bel effet, une chaire d’un travail exquis et d’un goût charmant, des escaliers de marbre, d’admirables colonnes de porphyre, et une foule de détails caractéristiques qui pourraient occuper un examen de plusieurs heures et que je n’ose entreprendre de décrire. L’imagination la plus ardente est dépassée par ce décor féerique jeté dans une solitude sauvage qui en rehausse l'effet, par cet entassement de dômes, de coupoles oblongues au-dessus desquelles jaillissent les flèches élégantes des minarets surmontés du croissant. On dirait le rêve du plus magnifique et du plus illuminé des sultans, saisi au vol et fixé par les génies d'Aladin."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

samedi 25 avril 2020

La "majesté du souverain ayant la conscience de sa force" (Marius Fontane, à propos de la statue de Khéphren)

statue de Khéphren - musée du Caire

"La IVe dynastie est certainement "le point culminant" de la civilisation de l’Ancien-Empire. La société est constituée, civilisée, vivante. Il y a de grandes villes, très peuplées, et de vastes fermes exigeant une administration importante. L’Égypte jouit d’une paix agréable, et elle s’enrichit visiblement. Un goût réel, très mesuré, élégant même, préside à la construction des habitations. La chasse, la pêche, la culture de fleurs choisies, sont les distractions préférées.
L’art resplendit. L’architecture nous a laissé les Pyramides ; l’admirable statue de Chéphren nous dit ce qu’était la sculpture de ce temps. Le pharaon est assis ; derrière sa tête, un épervier aux ailes éployées le protège ; il a dans sa main droite une bandelette roulée ; sa main gauche, ouverte, est à plat sur sa cuisse. Le siège du pharaon termine ses bras en têtes de lions, et sur les côtés, en haut relief, des ornements d’une extrême sobriété, - les tiges de deux plantes, - désignent les deux Égyptes qu’il gouvernait, réunies. La majesté tranquille du pharaon est étonnamment exprimée, et l’on retrouve, ici encore, par une réflexion bien dirigée, la loi du grand art qui explique les Pyramides et les fait admirer.
Le sculpteur qui voulut représenter Chéphren n’eut pas un seul instant l’idée de chercher d’autre modèle que le pharaon lui-même. Il lui a donné son âge ; il a reproduit ses épaules, ses pectoraux, ses genoux puissamment modelés, et c’est un homme ; mais cet homme devait avoir ce que le sculpteur a également reproduit, une attitude calme, quiète, cette majesté du souverain ayant la conscience de sa force, le dédain des joies que l’exercice du pouvoir a dissipées, cette bienveillance qui est la résignation des autocrates désillusionnés. La sobriété des lignes, le caractère d’un ensemble très noble résultant d’une appropriation intelligente des détails très vrais, font de cette statue une œuvre d’art. Il n’y manque, pour être un chef-d’œuvre, que la dissimulation du travail, de l’effort qui l’exécuta, et de la matière qui la compose. Au point de vue historique, quelle distance entre cette statue vraie, simple, d’un pharaon tout puissant, et ce Sphinx de Gizeh, mi-bête, mi-homme, plein de grossièretés dans son corps et de finesses inutiles dans sa face, avec une bouche de deux mètres et un tiers, un nez de deux mètres, des oreilles de plus d’un mètre et demi ! Les yeux de ce colosse sont doux, sa bouche est bonne, mais le regard n’a jamais rien vu, la bouche n’a jamais rien dit ; et l’homme qui passe, voyant le Sphinx, ne songera sans doute, ni à se dérober s’il est coupable, ni à réclamer un conseil s’il est perplexe. Rocher sculpté, et rien de plus, le Sphinx est à peine une œuvre d’art. Bien autrement belles sont les Pyramides ; bien autrement stylée est la statue de Chéphren."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

mercredi 22 avril 2020

"Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment une pensée, et n'expriment que cette pensée" (Marius Fontane)

photo (1860), attribuée à Paul Baron des Granges (1827-1887)

"Œuvres d'art, les pyramides demeurent incomprises à ceux qui ne les ont jamais considérées que comme une formidable curiosité. (...) Cet entassement vertigineux de blocs superposés, formant une série de gradins gigantesques, s'inutilisant en quelque sorte à mesure qu'ils s'élèvent, puisqu'ils vont finir en pointe et ne conduisent à rien, étonne d'abord, choque ensuite, finit même par irriter. Un mot exprime l'impression ressentie : Pourquoi ? Un peu d'attention accentue l'impression première, déplorable. La construction, en fait, est un enfantillage ; placer des pierres les unes sur les autres est une puérilité évidemment, et la disproportion de l'effort accompli, de la persévérance dépensée, de la ténacité mise en oeuvre, avec le résultat obtenu, froisse l'esprit, le chagrine. Malgré soi, comme d'instinct, devant cette énormité l'homme de nos siècles se révolte. II y a souffrance positive, pour notre civilisation, à constater une "dépense inutilisée", la "perte" d'une force.
Les pyramides ne sont, au regard du passant, qu'une architecture monotone, calme, dont la simplicité l'inquiète. L'artiste et le philosophe se recueillent devant ces monuments extraordinaires. Voici la grande pyramide de Chéops. Sa largeur à la base est de 232 mètres ; sa hauteur, de 146 mètres ; elle couvre 8 hectares de terrain ; elle absorbe 2, 560,000 mètres cubes de pierres, avec lesquelles on bâtirait un mur haut de 2 et qui enceindrait la France tout entière. Est-ce un entassement brutal ? Non, certes. Les pierres en furent bien appareillées, taillées à arêtes vives, et chacune, d'un poids effrayant, mise exactement à sa place. L'orientation des pyramides en fut calculée et exécutée avec tant de precision, qu'elles purent servir de gnomons, déterminer les solstices et les équinoxes, servir à fixer la durée de l'année solaire.
La constatation de tant de recherche dans l'exécution d'une telle énormité impose l'attention, excite le respect ; le dédain absolu de l'effet factice qui caractérise le monument, fait de l'architecte des Pyramides un artiste convaincu ; la grandiose simplicité de son oeuvre dit sa foi artistique, la netteté de sa pensée, la haute conception de son génie. L'art qui dissimule sa science, ou, pour dire mieux, qui dédaigne de l'étaler, de la crier aux yeux, qui cache le labeur, qui ne se vante pas de l'effort et ne donne que la solution ramenée à son expression la plus réduite, c'est le grand art, et il n'est pas surprenant que l'artiste seul en puisse saisir, en puisse exprimer la beauté sereine. (...)
L'art que les Pyramides cachent exprès est aussi grand que l'art résumé qu'elles montrent. C'est dans l'intérieur qu'il faut aller chercher une surprise. (...) La chambre sépulcrale est une merveille de l'art de la construction. Un bloc de granit, comme suspendu, "menace d'écrasement" le téméraire qui vient troubler le sommeil du pharaon. Le plafond, d'un poids redoutable, et qui n'aurait pas pu supporter la charge de toute la partie de la pyramide pleine qui est au-dessus de lui, est admirablement protégé : immédiatement au-dessus du plafond, cinq blocs de granit, séparés par des intervalles, sont surmontés à leur tour par des "blocs inclinés" formant un triangle et laissant un vide qui allège complètement le plafond de la chambre inférieure. Ces blocs inclinés reposent, par leur extrémité basse, sur la pyramide elle-même, des deux côtés, et conduisent ainsi hors de la chambre tout le poids supérieur du monument. De ces pierres énormes, pas une seule n'accuse le moindre infléchissement. Est-ce que la dissimulation voulue de ce prodige ne donne pas au monument une grandeur proportionnelle, au moins, à la somme de travail que la solution du problème architectural représente ? Et n'est-ce pas accomplir une oeuvre d'art de premier ordre, qu'exprimer aussi simplement que l'a fait l'architecte de Chéops, et en un seul fait, la destination de l'oeuvre exécutée et l'importance de son exécution ?
La pyramide défie les siècles, parce que le pharaon qui y repose défie la mort ; l'oeuvre devait signifier éternité, et non seulement réaliser son symbolisme, en effrayant les hommes qui songeraient à détruire le monument humain, mais encore tromper la curiosité de l'avenir en dissimulant les secrets de l'exécution magnifique. Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment complètement une pensée, et n'expriment que cette pensée. Elles sont belles, parce que leur auteur chercha la perfection, comme l'a dit Renan, dans l'absolue sincérité. En ne les comprenant pas, les voyageurs hâtés les classent. Elles sont oeuvre d'art, en effet, précisément parce que hors de leur but, de leur époque et de leur milieu, elles deviennent incompréhensibles ; elles sont chefs-d'oeuvre, parce qu'elles résument une idée complètement, simplement, sans impatience, sans bruit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

jeudi 16 avril 2020

L'art égyptien est "à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Photoglob - circa 1890

"(La) croyance naïve du monde gréco-romain, qui voyait dans l'Égypte le pays de la science hermétique, a persisté pendant dix-sept siècles. Naguère encore, en entendant parler de pyramides et d’obélisques, on sentait monter en soi l'effroi des plus impénétrables mystères, on considérait avec une réelle terreur les sarcophages égyptiens et leurs grotesques images de génies, et Rose-Croix et francs-maçons s'entouraient d’hiéroglyphes et de «symboles » égyptiens. Aujourd’hui, que nous connaissons directement les monuments de l'Égypte, que nous lisons ses inscriptions et étudions sa littérature, ce prestige s’est évanoui. Au lieu du « crépuscule sacré » à travers lequel l'Égypte apparaissait encore à Gœthe, la claire lumière de l’histoire a brillé, et les anciens Égyptiens sont devenus pour nous un peuple ni meilleur ni pire que les autres peuples. Sa « sagesse » se révèle, à l'examiner de plus près, comme un monde d'idées, parmi lesquelles il en est de saines et de raisonnables, à côté d'autres qui relèvent de la fantasmagorie religieuse ; ses moeurs aussi ne sont pas plus étranges que celles des autres peuples. Il y a un seul point qui vaut aujourd’hui à cet antique peuple notre admiration sans réserve, mais les Anciens n'y avaient guère pris attention : c'est son art à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens.
Si, aujourd'hui, l'intérêt enthousiaste excité par l’ancienne Égypte s'est évanoui, un autre intérêt, non mois profond, s’est éveillé en nous pour ce pays, et il poussera toujours les savants à explorer ses monuments. Les Égyptiens se trouvent aux extrêmes avant-postes de l'histoire de l'humanité. Il n’y a guère d'autre peuple dont nous connaissions quelque chose de plus ancien. Nous savons quel était l'aspect de leur pays il y a 5.000 ans, et nous connaissons la langue, la littérature, la religion, l'art de ces temps si reculés, d'une manière plus approfondie que ceux de beaucoup d’époques plus récentes. Seule, la vieille Babylonie nous a laissé des monuments peut-être aussi anciens ; pour tous les autres pays, nos connaissances ne commencent que bien des siècles plus tard. En ce qui concerne nos pays d'Europe en particulier, nous ne trouvons des renseignements qu’à des époques bien plus récentes. Lorsque les héros d’Homère combattaient devant Troie, l’antique Égypte avait accompli tout son développement et se trouvait déjà en décadence. 
Sans doute, il a existé, dans d’autres pays, des civilisations aussi anciennes, mais aucun d'eux ne nous a conservé une abondance de monuments comparables à celle de la vieille Égypte. Cette situation privilégiée trouve sa principale raison dans une circonstance fortuite, à savoir le climat, de l'Égypte. En effet, sous cet heureux climat, le sol conserve fidèlement, pendant des milliers d'années, les monuments les plus humbles et les plus fragiles de l'activité humaine, même des vêtements et des rouleaux de papyrus. Ce que le Nil ne recouvre pas de ses inondations, ce que la main de l’homme ne détruit pas à dessein, se garde sans altération, grâce au sable et à la sécheresse de l'air, tandis que tout climat humide précipite la destruction des œuvres humaines. À cela, s’ajoute encore un autre facteur de conservation. Sous l'influence d'idées religieuses, les Égyptiens ont veillé avec un soin tout particulier à ce que leurs tombes soient solidement construites et à ce qu'elles soient décorées ; alors que la plupart des peuples parvenus au même degré de civilisation se contentaient de tombes très modestes et peu durables, les Égyptiens élevaient à leurs morts des monuments énormes, dont la magnifique ornementation figurée nous renseigne complètement sur leur genre d'existence. Ainsi, l'Égypte nous fait connaître des siècles lointains qui, partout ailleurs sur la terre, sont recouverts d’un voile épais.
Ce coup d'œil sur l'antiquité la plus reculée que nous offrent les monuments égyptiens est instructif au plus haut degré. Il a libéré à jamais le monde savant d’une erreur dans laquelle il était tombé pendant longtemps. On croyait que les Égyptiens, se trouvant de deux ou trois millénaires plus près des origines de l'humanité, devaient présenter des caractères essentiellement différents de ceux des autres nations. Mais, en réalité, les Égyptiens du troisième ou du quatrième millénaire avant J.-C. n'étaient pas autrement faits que d’autres peuples arrivés au même degré de civilisation et placés, aujourd'hui, dans des conditions semblables. Langue, religion, gouvernement, tout cela se développe en Égypte de la même manière que chez les peuples plus jeunes. Le monde n'était pas, il y a cinq mille ans, différent de ce qu'il est de nos jours ; les mêmes lois éternelles, auxquelles il obéit aujourd’hui, le régissaient déjà autrefois avec la même inexorabilité. Toutes les découvertes et tous les progrès que l'humanité a faits depuis cette époque n’ont rien pu y changer ; les mêmes combats qui ont formé les anciens États forment les modernes, les mêmes circonstances qui ont fait fleurir et périr l'art antique font encore naître ou mourir l’art contemporain."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

mardi 14 avril 2020

La "patience à toute épreuve" des sculpteurs égyptiens, par Adolf Erman et Hermann Ranke

Artisans sculpteurs - Tombe de Rekhmiré - TT 100 - Nécropole thébaine
photo Marie Grillot

"C’est un sujet d’admiration que de voir à quel point de maîtrise l’art égyptien a su s’asservir les matériaux. Il sait triompher des pierres les plus résistantes, qu'il s’agisse du granit rouge, du granit noir ou de la diorite dure comme le fer. La netteté du détail, le moelleux des surfaces que ces statuaires parviennent à obtenir même dans de pareils matériaux et le poli brillant dont ils les revêtent, c’est à peine si nous parvenons à les atteindre avec toutes les ressources dont nous disposons aujourd’hui. Et, selon toute apparence, c'est déjà au début de la IVe dynastie que la technique a atteint un degré de perfection tellement élevé, que les œuvres du Nouvel Empire elles-mêmes n'ont, sur aucun point essentiel, réussi à les surpasser.
Les sculpteurs égyptiens avaient d’ailleurs de bonnes raisons, en choisissant telle matière que leur ciseau devait tailler plutôt que telle autre. Ce n’est nullement l'effet du hasard, si, parmi les statues que nous connaissons, celles qui sont, de loin, les meilleures ont été faites en bois ou en calcaire ; le travail pénible et lent qu’imposait la résistance du granit et de la diorite faisait toujours perdre à l'artiste beaucoup de son inspiration. Les Égyptiens s’en rendaient certainement compte eux-mêmes, et si, surtout pour des statues royales, ils ont néanmoins choisi avec tant d'empressement les pierres les plus dures, ils avaient pour cela leurs motifs particuliers. D'une part, on désirait employer des pierres éternelles, qui assuraient au monument, et par là même au nom et même à la personnalité de celui que l’on représentait, une durée illimitée ; d’autre part, les Égyptiens éprouvaient de la joie à voir la belle couleur que prennent ces nobles pierres, lorsqu'elles sont bien polies. L'importance toute spéciale que l’on attachait à ce dernier point est attestée par le fait que c'était seulement les statues sculptées dans ces pierres dures, que l’on s’abstenait de peindre, tandis que l’on peignait toutes les œuvres d’art exécutées en d’autres matériaux. La peinture appliquée sur toutes les statues, reliefs et ornements, et même sur les hiéroglyphes composant les légendes des bas-reliefs, était considérée par les Égyptiens comme une chose toute naturelle, et, à l'exception de ces pierres de grande valeur, ils n’ont presque jamais laissé apparaître la matière nue. Les sculptures et les édifices égyptiens, dépourvus aujourd’hui de leurs couleurs, présentent par conséquent un aspect tout différent de celui que leurs auteurs avaient voulu leur donner.
Nous avons déjà dit que, de nos jours, nous parvenons à peine à traiter la pierre aussi bien que les Égyptiens. Et pourtant les Égyptiens ont travaillé avec les outils les plus primitifs, et ils ne devaient la réalisation de leurs productions qu'à leur patience à toute épreuve. Toutes les scènes qui représentent les sculpteurs à l’œuvre nous les montrent taillant les statues au moyen d’un petit ciseau en cuivre à manche de bois et se servant d’un maillet de bois ; ils polissent ensuite la forme grossièrement ébauchée avec des silex arrondis, en utilisant probablement aussi de l’eau et du sable. Même s’ils ont perfectionné, par toutes sortes de procédés, l'action de ces instruments imparfaits, leur travail ne laissait pas d'être très pénible et d’exiger beaucoup de temps. Aujourd'hui encore, nous pouvons nous en rendre compte par l'examen de certaines statues inachevées ; à la pierre calcaire seule, il était possible de donner la forme voulue à grands coups de maillet, mais, lorsqu'on travaillait des pierres dures, on devait se contenter de détacher, au moyen d'un burin, de tout petits éclats.
Ce qui donne souvent aux statues égyptiennes, surtout à celles de l’Ancien Empire, une vie si extraordinaire, malgré toute leur immobilité dans l'attitude, c’est la manière ingénieuse dont les yeux sont rendus. Souvent, il est vrai, on se borne à les sculpter dans la pierre même, mais, parfois, on les façonne en une matière spéciale, puis on les fixe au moyen de plâtre dans les cavités orbitaires des statues. Dans ce procédé on fait usage d’une pierre d’un blanc très clair pour figurer le blanc de l'œil, d’un petit fragment de pierre noire pour la pupille, et parfois - c’est le cas, pour le scribe accroupi de Paris - on enchâsse, en outre, dans le centre de la pupille, une pointe d'argent qui scintille d’une manière caractéristique, quand la lumière vient la frapper, ce qui confère aux traits du vigoureux vieillard une vivacité quasi nerveuse."

extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

vendredi 10 avril 2020

"L'encorbellement est ce qui donne tant de grâce aux minarets du Caire" (Charles Blanc)

Pascal-Xavier Coste, Hors les murs du Caire. Mosquée du Calife Kaïdt-Bey
Minaret du mausolée de Qaytbay, 1822.

"Puisque nous sommes au Caire, voici une belle occasion d'étudier, pour s'en bien souvenir, les principaux caractères de l'architecture arabe, en
Égypte. Un des plus prononcés est la fréquence de l'encorbellement. On entend par ce mot la saillie des pierres qui, superposées de manière à dépasser progressivement le nu du mur, s'avancent sur le vide pour former des corniches, des consoles, des balcons, des galeries, et servent à élargir en haut ce qu'on ne peut élargir en bas. L'encorbellement est ce qui donne tant de grâce aux minarets du Caire. Imaginez l'abominable cylindre que ferait une tour ronde, ayant, de bas en haut, le même diamètre. Si vous la divisez en étages de plus en plus étroits et qu'à chaque division vous ménagiez un encorbellement, tantôt circulaire, tantôt polygonal ou à pans coupés, qui évasera la tour au point même où elle va se rétrécir, vous aurez une succession agréable de saillies et de retraites, surtout si elle a pour amortissement un petit toit conique ou une coupole en miniature, reliée par un piédouche au dernier balcon. Cette tour svelte, allégée et comme qui dirait amenuisée, sera le clocher des églises mahométanes. Si maintenant vous la supposez brodée d'ornements tissus dans la pierre ou dans le stuc, gaufrée de sculptures à peine saillantes qui sembleront champlevées au burin ; si tel étage est enveloppé d'un réseau de figures géométriques, tel autre composé d'une colonnade à jour ou percé de jolies fenêtres et d'une porte pour donner accès sur le balcon ; si les encorbellements ont des profils divers et des saillies inégales, si les balustrades sont variées dans leurs entrelacs ou leurs découpures vous aurez un type accompli des minarets du Caire.
Le goût des encorbellements se conçoit à merveille chez tous les peuples qui habitent les pays chauds, et à plus forte raison, les régions torrides. Il s'explique par le besoin de respirer en dehors de l'habitation, sans être obligé d'en sortir, par la nécessité de se créer des ombres au moyen de fortes saillies et de changer en parasol la toiture d'un abreuvoir où les cavaliers feront halte, la corniche et la couverture d'une fontaine publique où
les femmes se réuniront. Mais l'encorbellement devait se développer dans les constructions musulmanes plus qu'ailleurs. Pour que chacun pût faire, aux heures canoniques, les dévotions prescrites par le Coran, il fallait de hautes galeries d'où le muezzin pût crier l'appel à la prière. Pour mettre l'architecture en rapport avec les mœurs d'un peuple qui veut que la vie privée soit murée, et que les femmes soient renfermées dans un harem impénétrable au regard, il fallait des fenêtres en saillie, des moucharabiehs, dont le grillage fin et serré permît de voir, de la maison, sans être vu.
Il fallait enfin à la porte des okels, où arrivent les négociants étrangers, les voyageurs, de larges auvents sous lesquels ils pussent attendre à l'ombre le déballage de leurs marchandises, le déchargement de leur bagage.
Sans exagérer la part des influences de peuple à peuple, comme on le fait aujourd'hui, on doit reconnaître que c'est après avoir vu les moucharabiehs, les balcons des minarets et tous les autres encorbellements de l'architecture arabe, que les croisés importèrent en France l'usage, si fréquent dans nos constructions civiles et militaires du moyen âge, des échauguettes, des mâchicoulis, des tourelles en saillie, des corniches à balustrade. Seulement, ce qui témoignait en Orient de la défiance des maris, accusait plutôt en Europe la prudence des hommes d'armes. Les barbacanes de la jalousie et de la curiosité étaient devenues de meurtrières.
Rompus à la science des encorbellements, les architectes arabes étaient tout préparés pour bâtir les coupoles à pendentifs qui dominent dans l'Égypte des khalifes et des Turcomans."

extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

jeudi 9 avril 2020

"L'architecture est en Égypte ce que fatalement elle devait être, colossale et par cela même imposante" (Charles Blanc)

Nubia - The Small Temple at Abu Simbel (Getty Museum)

"Il n'est rien de tel pour bien connaître le génie d'un peuple, que de parcourir la contrée qu'il habite. Aucun genre d'information ne vaut un voyage quand on le fait avec la volonté de chercher le vrai. On peut ici vérifier sur le vif ce que Bossuet a dit par intuition : "La température toujours uniforme de l'Égypte y faisait les esprits solides et constants." C'est un grand trait qui, dans sa simplicité, est lumineux. On s'explique comment les Égyptiens ont été si semblables à eux-mêmes, au sein d'une nature si uniforme, sous un ciel immobile, en présence de ces phénomènes invariables du Nil, d'où leur vie même dépendait. La mythologie de ce peuple, ses mœurs, son esprit de famille, son goût pour l'agriculture, sa douceur qui le rendait facilement esclave, sa manière de comprendre les arts, son architecture, tout devient plus aisé à comprendre dès qu'on respire l'air pur de l'Égypte, dès qu'on reçoit les rayons du soleil qui l'embrase, dès qu'on navigue sur le fleuve qui la féconde.
L'architecture ! elle est en Égypte ce que fatalement elle devait être, colossale et par cela même imposante. Pourquoi y aurait-on inventé la voûte quand on avait des pierres assez grandes pour couvrir la distance d'un support à l'autre ? Pourquoi les Égyptiens auraient-ils posé sur leurs édifices des combles à deux pentes ou des coupoles, quand ils n'avaient à craindre ni la neige ni la pluie ? Pourquoi auraient-ils employé de petits matériaux où la nature leur en fournissait d'énormes ? Alors qu'ils trouvaient dans les carrières d'immenses blocs de calcaire, de grès ou de granit, pour quelle raison auraient-ils pris la peine de les débiter, se trouvant assez habiles pour les extraire et les transporter à pied-d'oeuvre ?
Ainsi, les édifices en plate-bande, les lignes horizontales des couvertures, et les sentiments de calme et de durée qui s'y attachent, tiennent en grande partie aux influences du climat et du sol, en même temps qu'ils traduisent les pensées d'un peuple que la nature a fait "solide et constant" et qui, croyant à l'immortalité de la vie, voulait une architecture impérissable comme elle."

extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

mardi 7 avril 2020

Le khamsîn en Égypte : "Il semble que les portes de l’enfer s’ouvrent" (Walter Tyndale)

tableau de Charles Louis Philippe Zilcken (1857-1930), peintre et graveur néerlandais  

"Peu après mon arrivée à Abydos, le Khamsîn rendit l'endroit aussi inhabitable que Dêr-el-Bahri. Le nom donné à ce vent provient du mot arabe signifiant cinquante, parce qu'il souffle pendant cinquante jours, à partir du commencement d'avril. On l'appelle aussi Simoon. Il est précédé par une élévation de la température, un changement de la teinte du ciel qui passe du bleu au gris, et une tranquillité spéciale de l’atmosphère. Bientôt la teinte grise du ciel passe au jaune vers le sud et une ou deux rafales d'air brûlant annoncent l'arrivée imminente du fléau. Il semble que les portes de l’enfer s’ouvrent. Un tourbillon de sable se meut à travers le désert, et l’horizon est noyé dans un brouillard jaune. J'ai essayé de peindre cet effet, mais je n'avais pas le temps d'appliquer mes couleurs tant elles séchaient vite. La surface de ma palette et de mon croquis ressemblait à du papier d’'émeri avant que j'aie pu reprendre de la couleur, si ma toile faisait face au vent, et d’un autre côté, si je faisais face au vent moi-même, j'étais aveuglé par le sable. Il n’y a qu’un parti à prendre au moment du Khamsîn, c'est de rester chez soi. On se demande ce que ce sera en juin si la chaleur est déjà si fatigante en avril. Je m'étais empressé d’emballer tous mes vêtements chauds pour les expédier chez moi par petite vitesse, mais deux jours plus tard je m'estimais heureux de ce que l’expédition n’ait pu être faite, car un changement de vent m'avertissait qu’ils pourraient m'être encore utiles. La seule consolation de ces brusque changements est que cette plaie d'Égypte, les mouches, en souffre également. Le mois d'avril, en Égypte, n'est jamais attristé par la pluie, et il dépend de la direction du vent que le séjour y soit charmant ou détestable."
extrait de L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui, 1910, par Walter Frederick Roope Tyndale (1855-1943), aquarelliste de paysages, d'architecture et de scènes de rue, illustrateur de livres et écrivain de voyage