mardi 14 avril 2020

La "patience à toute épreuve" des sculpteurs égyptiens, par Adolf Erman et Hermann Ranke

Artisans sculpteurs - Tombe de Rekhmiré - TT 100 - Nécropole thébaine
photo Marie Grillot

"C’est un sujet d’admiration que de voir à quel point de maîtrise l’art égyptien a su s’asservir les matériaux. Il sait triompher des pierres les plus résistantes, qu'il s’agisse du granit rouge, du granit noir ou de la diorite dure comme le fer. La netteté du détail, le moelleux des surfaces que ces statuaires parviennent à obtenir même dans de pareils matériaux et le poli brillant dont ils les revêtent, c’est à peine si nous parvenons à les atteindre avec toutes les ressources dont nous disposons aujourd’hui. Et, selon toute apparence, c'est déjà au début de la IVe dynastie que la technique a atteint un degré de perfection tellement élevé, que les œuvres du Nouvel Empire elles-mêmes n'ont, sur aucun point essentiel, réussi à les surpasser.
Les sculpteurs égyptiens avaient d’ailleurs de bonnes raisons, en choisissant telle matière que leur ciseau devait tailler plutôt que telle autre. Ce n’est nullement l'effet du hasard, si, parmi les statues que nous connaissons, celles qui sont, de loin, les meilleures ont été faites en bois ou en calcaire ; le travail pénible et lent qu’imposait la résistance du granit et de la diorite faisait toujours perdre à l'artiste beaucoup de son inspiration. Les Égyptiens s’en rendaient certainement compte eux-mêmes, et si, surtout pour des statues royales, ils ont néanmoins choisi avec tant d'empressement les pierres les plus dures, ils avaient pour cela leurs motifs particuliers. D'une part, on désirait employer des pierres éternelles, qui assuraient au monument, et par là même au nom et même à la personnalité de celui que l’on représentait, une durée illimitée ; d’autre part, les Égyptiens éprouvaient de la joie à voir la belle couleur que prennent ces nobles pierres, lorsqu'elles sont bien polies. L'importance toute spéciale que l’on attachait à ce dernier point est attestée par le fait que c'était seulement les statues sculptées dans ces pierres dures, que l’on s’abstenait de peindre, tandis que l’on peignait toutes les œuvres d’art exécutées en d’autres matériaux. La peinture appliquée sur toutes les statues, reliefs et ornements, et même sur les hiéroglyphes composant les légendes des bas-reliefs, était considérée par les Égyptiens comme une chose toute naturelle, et, à l'exception de ces pierres de grande valeur, ils n’ont presque jamais laissé apparaître la matière nue. Les sculptures et les édifices égyptiens, dépourvus aujourd’hui de leurs couleurs, présentent par conséquent un aspect tout différent de celui que leurs auteurs avaient voulu leur donner.
Nous avons déjà dit que, de nos jours, nous parvenons à peine à traiter la pierre aussi bien que les Égyptiens. Et pourtant les Égyptiens ont travaillé avec les outils les plus primitifs, et ils ne devaient la réalisation de leurs productions qu'à leur patience à toute épreuve. Toutes les scènes qui représentent les sculpteurs à l’œuvre nous les montrent taillant les statues au moyen d’un petit ciseau en cuivre à manche de bois et se servant d’un maillet de bois ; ils polissent ensuite la forme grossièrement ébauchée avec des silex arrondis, en utilisant probablement aussi de l’eau et du sable. Même s’ils ont perfectionné, par toutes sortes de procédés, l'action de ces instruments imparfaits, leur travail ne laissait pas d'être très pénible et d’exiger beaucoup de temps. Aujourd'hui encore, nous pouvons nous en rendre compte par l'examen de certaines statues inachevées ; à la pierre calcaire seule, il était possible de donner la forme voulue à grands coups de maillet, mais, lorsqu'on travaillait des pierres dures, on devait se contenter de détacher, au moyen d'un burin, de tout petits éclats.
Ce qui donne souvent aux statues égyptiennes, surtout à celles de l’Ancien Empire, une vie si extraordinaire, malgré toute leur immobilité dans l'attitude, c’est la manière ingénieuse dont les yeux sont rendus. Souvent, il est vrai, on se borne à les sculpter dans la pierre même, mais, parfois, on les façonne en une matière spéciale, puis on les fixe au moyen de plâtre dans les cavités orbitaires des statues. Dans ce procédé on fait usage d’une pierre d’un blanc très clair pour figurer le blanc de l'œil, d’un petit fragment de pierre noire pour la pupille, et parfois - c’est le cas, pour le scribe accroupi de Paris - on enchâsse, en outre, dans le centre de la pupille, une pointe d'argent qui scintille d’une manière caractéristique, quand la lumière vient la frapper, ce qui confère aux traits du vigoureux vieillard une vivacité quasi nerveuse."

extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

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