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mercredi 17 janvier 2024

La "souveraine philosophie" du peuple égyptien, par Eugène-Melchior de Vogüé (XIXe s.)


Pyramide de Meïdoum, par Pascal Sébah (1823 - 1886) 



"À côté de cette confiance dans la vie présente et en contradiction apparente avec elle, la constante et générale préoccupation de la mort pèse sur toute la civilisation égyptienne. C'est le grand problème de Saqqarah. Pour rendre la contradiction moins incompréhensible, il faut observer que cette préoccupation n'a rien de macabre, comme dans notre moyen âge ; c'est plutôt le respect d'une étiquette rigoureuse qui domine toute la vie et la tourne vers le tombeau. Si l'on n'en jugeait que par les monuments, toute cette société et ses rois n'auraient vécu que pour le monde d'au delà. La précieuse inscription d'Ouna nous montre bien quelle place tenaient dans la vie publique ces questions d'étiquette funèbre. Un des premiers actes du Pharaon, en montant sur le trône, est d'envoyer son plus affidé serviteur aux cataractes choisir la pierre de son sarcophage, le pyramidion de sa pyramide : le succès de cette expédition devient affaire d'État comme celui d'une guerre, de ce succès dépend la carrière de l'envoyé : ce sera dans la suite sa meilleure recommandation pour les plus hauts emplois. Devenu ministre et favori du souverain, il affectera comme le plus insigne de ses titres, celui de prêtre du tombeau royal. Chaque Pharaon a passé sa vie et consacré le plus clair de son trésor à bâtir sa pyramide ; chacun a laissé la sienne de Gizeh à Meydoun, jusqu'à la VI° dynastie inclusivement; comme s'ils voulaient, même après leur mort, peser sur la terre d'Égypte, ces durs maîtres.
Autour d'eux se pressent les tombes des grands dans l'ordre hiérarchique, suivant le rang et la fortune de chacun. Les choses funèbres sont pour le riche et le puissant un luxe suprême, auquel on sacrifie de préférence à tout autre. La magnificence du sépulcre semble passer bien avant celle de la demeure mondaine pour les gens de l'Ancien empire ; il ne nous reste aucun de leurs palais ni de leurs temples (sauf cet antique édifice ensablé au pied du grand sphinx, mystérieux et muet comme lui, sans une indication sur ses blocs de granit de Syène, et qui n'était peut-être qu'une vaste chapelle funéraire). Tout ce monde n'étale ses richesses que là où il faut les quitter, et s'il était permis d'accoupler deux mots dont l'un rit lugubrement à l'autre, on pourrait affirmer qu'il mettait, par une bizarre recherche, toute sa vanité dans la mort. Il y a là un ordre de sentiments lointains qu'il est difficile aux hommes de notre temps de bien percevoir. Ce qui s'en dégage le plus clairement pour nous, c'est la souveraine philosophie de ce peuple : édifié sur l'inanité de la vie en face de l'éternité, il a passé son existence à songer à la mort et à la préparer."


extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

mercredi 3 janvier 2024

"L'Ancien empire est essentiellement agricole. C'est là sa supériorité insigne" (Eugène-Melchior de Vogüé, XIXe s.)

Ce fragment fait partie d’un ensemble de peintures murales provenant du décor de la chapelle du tombeau d’un certain Ounsou. 
Ce dernier occupait la fonction de scribe comptable des greniers d’Amon. 
(source : Musée du Louvre)


"L'Ancien empire, n'étant pas guerrier, est essentiellement agricole. C'est là sa supériorité insigne sur toutes les vieilles sociétés de l'Asie : à l'origine de ces dernières, nous ne trouvons que la lutte violente et le travail sous sa forme la plus négative, l'état pastoral ; l'Égypte seule nous offre la culture paisible, intelligente, maîtresse des forces naturelles. Ses procédés sont ceux dont le fellah use encore de nos jours dans ce pays où rien ne change : on sait que, pour être différents des nôtres, ils n'en sont pas moins étonnants et suggérés par les nécessités locales. Dès cette époque, le cultivateur memphite se sert adroitement de son fleuve ; il développe un vaste système de canaux : des flottilles de barques les couvrent, portant les récoltes à la ville ; comme sur la dahabieh actuelle, le réis gouverne à l'arrière ; à l'avant un chanteur excite les rameurs en psalmodiant, sur une cadence monotone, ces appels que j'ai tant de fois entendus, la nuit, glisser sur le Nil assoupi. Tous les travaux de la terre sont représentés dans nos tableaux : tantôt le propriétaire se promène au milieu de ses champs, appuyé sur le bâton, signe de commandement, que porte la statue de bois du musée ; il assiste aux semailles, à la moisson. Tantôt, assis au milieu de ses richesses, il regarde défiler la longue théorie de ses fermiers lui apportant les fruits de la terre, les animaux domestiques, les produits des pêcheries, qu'enregistre un scribe."

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

vendredi 31 janvier 2020

"La pente de la rêverie, sur (le) balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature" (Eugène-Melchior de Vogüé)

illustration extraite de l'ouvrage Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches /
photographiées par MM. Delié et Béchard ; avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Et puis il y a dans le hasard des dispositions matérielles du musée (*) une source de méditations fécondes. Le visiteur a passé de longues heures dans le demi-jour des salles, tout emplies de souvenirs et de représentations funéraires, dans le commerce des momies et des images primitives ; il a déroulé cette longue suite de siècles comme les feuilles émiettées des anciens papyrus, il a perdu pied dans le temps et s’est senti enfoncer jusqu’à ces couches obscures de l’histoire que le regard n’a jamais mesurées, que la sonde n’a pas touchées. Tout ce qui l’entoure ne lui a parlé que de la mort ; ces corps intacts, ces figures de granit, ces attestations de victoires et de splendeurs royales, comme ces objets domestiques, l’ont poursuivi de la même et ironique leçon sur l’amère vanité d’être : il ploie écrasé sous le poids de cet interminable passé, sous le sentiment de sa petitesse en face de lui, sous les problèmes et les mystères qui le sollicitent, il fuit tous ces regards immobiles qui le poursuivent et cette atmosphère de sépulcre qui l’étouffe. 
Voici qu’un seul pas le porte sur ce petit balcon à ciel découvert qui surplombe le fleuve et commande les riantes perspectives de Gizeh ; il retombe brusquement dans la plus triomphante affirmation de la vie qui puisse éclater en ce monde. Quel que soit le jour de l’année et l’heure du jour, un soleil splendide lui envoie sa chaude couronne de rayons et moire les flots de lumières palpables ; le Nil puissant roule dans sa majesté avec un sourd bruissement de vie ; les lourdes dahabiés glissent, chassant devant elles des ombres vigoureuses, aux cris de leurs rameurs qui s’excitent de la voix. Sur la grève du père nourricier, la population afflue sans relâche : femmes emplissant les jarres qu’elles portent penchées sur la tête, enfants s’ébattant dans l’eau tiède, bouviers menant boire les troupeaux de buffles, mariniers à leurs barques. Aussi loin que la vue peut remonter ces horizons limpides, le fleuve s’étend en déroulant sa ceinture de palmiers ; tout le long de ses bords une végétation intense, toujours nouvelle, toujours superbe, grandit dans ce printemps qui ne repose jamais ; par delà les tapis de verdure de Gizeh, les sables des crêtes libyques, insoutenables au regard, doublent la clarté comme un miroir d’or et la renvoient au ciel blanc. La lumière, la chaleur, la vie, ces joies premières de la création, vous baignent et vous enivrent ; le vertige des sèves en travail vous monte au cerveau. Cette terre divine est aussi forte, aussi gracieuse que si elle était née d’hier, aussi jeune qu’aux jours premiers dont on vient de lire l’histoire dans ses archives lointaines, qui nous la montrent toujours identique à elle-même.
Ce contraste éloquent force la méditation des âmes les plus rebelles : la pente de la rêverie, sur ce balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature, l’effroyable peu que nous sommes, nous, notre histoire, notre courte antiquité, en face de cette création antérieure à tout, survivant à tout, ne défaillant jamais."
(1) le musée de Boulaq

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

samedi 26 octobre 2019

"L’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine" (Eugène-Melchior de Vogüé)

oies de Meïdoum
 "Dans les bas-reliefs qui décorent en si grand nombre les tombeaux (de l'Ancien Empire), le ciseau de l’artiste a des audaces ignorées des figures en ronde bosse, il n’hésite devant aucun mouvement, aucun raccourci du corps humain. Le plus souvent il est impuissant à les traduire ; les bras et les jambes se rattachent au tronc suivant les lois d’une anatomie particulière, la règle de l’école commande de poser des têtes de profil sur des corps de face ; n’importe, ces figures vous laissent la même impression que certaines esquisses d’écoliers nés dessinateurs ; les détails sont choquants, mais l’ensemble du mouvement est saisi, c’est mieux senti et observé que telle œuvre correcte d’où la vie est absente. 
Dans la représentation des animaux, qui semble échapper aux entraves du canon hiératique, l’esprit d’observation exacte des sculpteurs égyptiens reprend tous ses droits : ce sont avant tout des animaliers, comme on dirait aujourd’hui ; aucun moderne ne les surpasse en vérité et en naturel à cet égard. Ils ont reproduit dans les tableaux funéraires toute la faune de leur temps, avec une précision qui charmerait un naturaliste chinois. 
Les visiteurs du musée de Boulaq se rappelleront, comme le spécimen à la fois le plus ancien et le plus parfait de cet art, un panneau trouvé à Meydoun, près des statues de Râ-Hotep et de Nefert ; c’est une simple peinture à la détrempe sur enduit, qui représente des oies marchant et picorant : le trait est rapide et sûr, sans hésitations ni recherches, le coloris exact, les proportions irréprochables ; il est impossible de serrer de plus près la nature avec des moyens plus sobres. 
Je n’ai jamais été maître de mon étonnement en me retrouvant devant ce fragile débris, merveilleusement conservé jusqu’à nous, et qui attesterait seul au besoin que l’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine, ou du moins ce que nous appelons ainsi, faute de pouvoir reculer plus loin nos investigations. Car c’est là le fait capital qui se dégage de cette étude : dès les premiers jours de l’ancien empire, l’art national nous apparaît fixé dans ses règles essentielles, telles qu’elles se perpétueront durant quatre ou cinq mille ans, supérieur d’emblée à tout ce qu’il produira dans la suite.
Supériorité relative d’ailleurs. Après avoir loué comme il convient cette vieille école égyptienne, il en faut dire la secrète faiblesse et en tirer pour nous une leçon. Elle est essentiellement et franchement réaliste, au sens où nous prenons le mot aujourd’hui. Dans la reproduction de l’homme, au travers des entraves du formulaire, dans celle plus libre des animaux, son seul but est l’équivalence exacte des réalités ; elle pousse à la dernière limite les qualités d’observation, celles de l’imagination lui manquent. La race chamitique n’a jamais eu la notion de l’idéal, telle que l’ont comprise les Grecs et à leur suite le monde civilisé ; dans ses œuvres les plus achevées, on retrouve la copie scrupuleuse de la nature : on y chercherait vainement l’âme et l’individualité de l’artiste. On a même pu refuser sans trop d’injustice le nom d’art à cette tradition qui en arrive à ne plus chercher que des signes d’idées, comme ceux des hiéroglyphes dans la représentation des choses ; l’ouvrier de l’ancien empire ne considère déjà plus la personne humaine que comme un instrument destiné à traduire l’action qu’il veut figurer, sans se préoccuper des sentiments que peut éveiller chez elle cette action : son tableau est purement descriptif, objectif, diraient nos voisins d’outre-Rhin."

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

dimanche 20 octobre 2019

Saqqarah, où se rencontrent "ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps" (Eugène-Melchior de Vogüé)

aucune indication sur la date et l'auteur de ce cliché

"Il est (...) un lieu qui possède encore mieux que Boulaq le don de troubler l’imagination : c’est Saqqarah. Quand on a quitté la rive du Nil au petit village fellah de Bedrechin, à deux heures en amont du Caire, et traversé les belles forêts de dattiers où fut Memphis, on arrive au pied du plateau légèrement incliné où commence le désert lybique ; la luxuriante végétation de la plaine s’évanouit suivant une ligne nette, brusque, comme tranchée par la faux : les sables commencent. On gravit durant un quart d’heure, on tourne entre quelques monticules d’aspect étrange ; la joyeuse et verte vallée d’Égypte s’est dérobée aux yeux : plus rien à perte de vue que le désert, le sable, le silence, la mort. C’est l’immense nécropole de l’ancien empire. Comme les cimetières turcs du Bosphore sont placés au bord de la mer, qui emporte chaque année les tombes les plus aventurées, les sépulcres des premiers Égyptiens sont réunis à la naissance du grand désert d’Afrique, ensevelis sous les vagues de sable que roule sans cesse le khamsin ; c’est des deux parts le naufrage du néant dans l’infini. 
Sur une vaste étendue, des dunes tourmentées révèlent les hypogées qu’elles recouvrent : çà et là des pyramides, tombeaux d’où dominent encore les maîtres du peuple mort, rompent seules l’uniforme horizon et décroissent dans les lointains sur deux lignes irrégulières, l’une au nord, vers Gizeh, l’autre au sud vers Meydoun. Il y en a d’écroulées sur elles-mêmes, informes et gigantesques amas de ruines : d’autres debout dans tout leur orgueil avec leurs assises intactes. 
C’est au sommet d’une de ces dernières, la pyramide à degrés de Saqqarah, - le plus ancien édifice de la main de l’homme, d’après toutes les présomptions, - qu’on embrasse le mieux cet ensemble. Si l’on regarde dans la direction de l’ouest, le désert se déroule sans autres limites que celles fixées par la pensée jusqu’au centre de l’Afrique, jusqu’à l’autre Océan, durant des milliers de lieues ; pas un atome ne tranche sur la tristesse du sable pur, aveuglé de soleil, buvant la lumière comme l’eau, gris de plomb à l’aube et au crépuscule. Le silence est si subtil qu’on entend aux grandes eaux le sourd murmure du Nil invisible, voix de la vie. Si l’on regarde à ses pieds, on retrouve, moutonnant contre les assises de la montagne de pierres, les innombrables plis de terrain qui recèlent et trahissent aux endroits déblayés des tombes vieilles de cinq à six mille ans, à notre connaissance, d’autres qui échappent à la mesure de nos certitudes : les plus anciennes conquêtes de cette mort que la Bible appelle première-née - primogenita mors. - Cherchez maintenant s’il est une place en ce monde qui puisse mieux terrasser l’âme par la rencontre de ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps."

extrait de Chez les Pharaons - Boulaq et Saqqarah, par Eugène-Melchior de Vogüé, diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888) - Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 19, 1877