lundi 20 mars 2023

"Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux" (Marie-Joseph de Géramb - XIXe s.)

by Kelly, Robert Talbot (1861-1934)

"Enfin, mes yeux purent voir le roi des fleuves, le fleuve dont aucun voyageur n'approcha sans un vif mouvement de curiosité, dont aucun ne parla avec indifférence, le Nil. Je m'embarquai sur-le-champ. Le rivage était couvert de petits bâtiments pleins de soldats. Nous eûmes la plus grande peine à nous en éloigner. Parvenus au milieu du courant, nous trouvâmes le vent si contraire, que nous nous vîmes dans la nécessité d'aller aborder à Fouah, sur la rive opposée, et d'y attendre le lendemain. (...)
Comme le climat y est brûlant, et qu'il n'y pleut presque jamais, l'Égypte, sans le Nil, serait tout à fait stérile et inhabitable ; aussi n'est-il aucun fleuve dont les bienfaits soient mieux appréciés. Les Égyptiens ne trouvent point d'expressions assez fortes pour le louer dignement : le Nil est pour eux, le bon, le béni, le saint, l'abondant, le don de Dieu, le sacré. Ils sentent et se plaisent à déclarer en toute circonstance qu'ils lui doivent tout. (...)
Pour les modernes comme pour les anciens, le Nil est en quelque sorte un fleuve mystérieux. D'où vient-il ? où sont ses sources ? Voilà des milliers d'années que la science s'occupe de les découvrir, et personne encore ne peut dire où il les cache. Les voyageurs et les géographes les plus récents les placent dans les montagnes de la Lune ou d'El-Kamar, et cette opinion est assez générale ; mais eux-mêmes, ils ne l'avancent pas sans quelque doute, et n'allèguent d'ailleurs aucune raison qui ne soit contredite. Image de l'homme bienfaisant et modeste, le Nil se dérobe aux regards en tout ce qui tient à une vaine curiosité, et ne se révèle que par les services que rendent ses eaux. Elles vivifient les régions sur lesquelles elles se répandent ; elles fertilisent les terres, non seulement par elles-mêmes, mais aussi par le limon qu'elles y apportent et qu'elles y laissent en se retirant ; distribuées dans une infinité de rigoles et de canaux que l'homme leur a ouverts, elles vont lui fournir, ainsi qu'aux animaux qui l'entourent, la boisson dont ils ont besoin ; elles vont arroser ses jardins, ses prairies, ses champs ; amollir, préparer le sol à recevoir la semence, et épargnent au cultivateur l'effort de tracer péniblement avec la charrue le sillon auquel elle doit être confiée.
La crue periodique du Nil, de laquelle dépendent l'existence et la prospérité de l'Égypte, a lieu tous les ans vers le 20 juin. Au milieu du mois suivant, les eaux commencent à déborder ; elles augmentent progressivement de manière à inonder tout le pays. Aux derniers jours de septembre, elles se retirent, mais insensiblement, et ce n'est qu'à l'approche de novembre qu'elles sont tout à fait rentrées dans leur lit, ce qui a fait dire à certains écrivains qui ne tiennent pas compte de quelques légères différences qu'elles sont aussi longtemps à croître qu'à décroître. Dans l'intervalle, l'Égypte est semblable à une vaste mer au-dessus de laquelle dominent les villes et les villages, tous bâtis sur un terrain assez élevé pour ne pas courir le risque d'être submergés."


Extrait de Pèlerinage à Jérusalem et au Mont Sinaï, 1843, 
par Marie-Joseph de Géramb (1772-1848), général et m
oine de l'Ordre des Cisterciens de la stricte observance (ou Trappistes)

dimanche 19 mars 2023

"L'enivrement de la fouille" : portrait de Georges Legrain par Georges Clairin (André Beaunier)

Travaux de restauration de la grande salle hypostyle de Karnak après l'effondrement du 3 octobre 1899. Photo par Georges Legrain, le 29 décembre 1899.
(domaine public)

"À Karnac, je trouvai un homme très intelligent, tout jeune et vraiment délicieux, un artiste et un savant, M. Legrain.
Une figure gaie, de gaies moustaches blondes, une perpétuelle bonne humeur, un entrain charmant dans son activité circonspecte d'archéologue. Toute la précaution qu'exige le délicat métier de restaurateur des vieux temples, et toute la fougue de qui a la noble passion de son art.
Il habitait, parmi les ruines des siècles morts, une cahute en terre avec un toit fait de branches de palmier. Dans cette solitude, il était heureux, il s'amusait : les ressources de son esprit et la joie de sa belle besogne lui tenaient lieu d'une agréable compagnie.
Un Parisien ; et qu'il me pardonne si je l'appelle un gamin de Paris : il était cela de la façon la meilleure, la plus spirituelle. Fils d'un typographe, si je ne me trompe, et sans fortune, il avait de bonne heure manifesté un goût très vif pour le dessin. Ses dimanches, il les passait dans les musées ; il n'avait de souci que de l'art, de telle sorte que bientôt on vit qu'il ne serait jamais typographe, ni rien de ce genre, et qu'il fallait, coûte que coûte, le laisser s'établir artiste. C'est ainsi qu'il entra à l'atelier de Gérôme. Et, quand nous nous vîmes à Karnac, n'étions-nous pas collègues ?
Nous fûmes amis en peu de temps.
Au Louvre, Legrain s'était féru des choses égyptiennes. Il avait dessiné et redessiné sphinx, dieux et momies. Les hiéroglyphes l'avaient intrigué… Bref, la maladie de l'Égypte le prit et, dès lors, il ne rêva que d'aller, sur les bords du Nil, voir les ibis vivants et les pharaons morts, parmi les pierres écroulées des temples.
Il n'était pas riche et le tourisme lui était refusé. Alors, volontaire, il passa les examens qu'il fallait... Bref, il se fit envoyer à l'École du Caire, où il se distingua. De Morgan vit en lui un collaborateur de premier ordre ; il le chargea de restaurer le temple de Karnac.
C'est à quoi travaillait Legrain quand je le connus. Il dirigeait trois ou quatre cents ouvriers. Il avait appris l'arabe et il menait cette petite armée avec aisance. Tout à son affaire, dévoué absolument à sa tâche, il allait, venait, voyait tout. Je suis resté deux mois auprès de lui. Nous faisions la popote ensemble ; et que j'étais loin de toute civilisation vivante!... Je me souviens de cette époque de ma vie avec une sorte d'émerveillement. Jamais je n'ai passé d'heures plus sereines, plus calmes, meilleures.
Le temple était à moi. J'en avais fait mon atelier. J'étais le maître de ces architectures prodigieuses que le temps avait abîmées, mais où l'histoire subsistait.
Quand les ouvriers - des fellahs - travaillaient, c'était une animation singulière. Avec leurs robes blanches, ils semblaient à mon imagination complaisante les prêtres, soudain ressuscités, de ce temple en délabre... Et voici : les prêtres ont décidé de rebâtir, après la catastrophe mystérieuse, le sanctuaire de leur piété longtemps abolie. Sous l'alluvion des sables que les siècles ont jetés sur ces ruines, ils cherchent une à une les pierres consacrées et les retrouvent et les remettent en place. Le temple surgira de l'amoncellement de ses décombres et la vie ancienne avec l'ancienne dévotion refleurira... Ah ! qu'ils avaient de hâte et de soin ! Comme ils employaient bien leur vie posthume à relever de l'oubli leur dogme!...
Le soir, quand les ouvriers s'en allaient, la solitude était immense, extraordinaire ; le magique silence, plein de siècles morts, enveloppait ces lieux ; et puis la belle nuit régnait, impératrice de la solitude...
Souvent, j'accompagnais Legrain. Je subissais comme lui l'enivrement de la fouille. C'est une sorte de vertige qui vous prend et qui vous fait frissonner de la tête aux talons. On devient un chien qui flaire et qui creuse. On devine que c'est ici qu'il faut remuer le sol. On trouve, et c'est une allégresse poignante. Le temps actuel n'existe plus. C'est lui, ce n'est plus le passé, qui s'est effondré, qui a disparu dans l'oubli. Le passé renaît et vous occupe et vous accapare..."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.

"Ils sont pareils à des moines laborieux" (Georges Clairin/André Beaunier - XXe s. - à propos des archéologues français)

Medinet Habou, par John Beasly Greene, 1854

"Je fus reçu, à Médinet-Habou, par M. Daressy, l'archéologue chargé de ce temple. M. Daressy dirigeait les travaux, à Médinet-Habou, comme Legrain à Karnac, Amélineau à Abydos.
C'est une belle chose que cette pléiade de jeunes savants français qui se sont partagé la tâche de ressusciter la vieille Égypte. Éparpillés tout le long du Nil et dociles tous à la même méthode prudente et scientifique, ils relèvent les temples, ils délivrent les statues, ils déchiffrent les inscriptions et les papyrus où, depuis des siècles, dormait le secret d'une civilisation prodigieuse, le mystère des origines. L'œuvre qu'ils ont assumée les occupe absolument. Séparés de tout le reste de la vie, seuls durant des mois et des mois, loin des plaisirs et des commodités de l'existence, ils sont pareils à des moines laborieux. Ils sont pareils aux solitaires de l'ancienne Thébaïde, pour l'abnégation, le dévouement à une pensée, la puissance de rêve et le détachement de tout ce qui n'est pas leur unique résolution. Ils demeurent dans des cabanes et ils se nourrissent n'importe comment. Mais ils sont gais et heureux, parce que leur besogne est belle et que la joie de découvrir est la plus belle joie d'ici-bas.
Après qu'ils ont dégagé du sable séculaire les anciennes architectures, ces colonnes et ces murailles devenues débiles et qui ont perdu leur soutien, comme étonnées de ne plus s'appuyer sur la funèbre alluvion, menacent ruine. Et il les faut affermir de nouveau sur leurs bases consolidées. Nos égyptologues font un travail d'érudits, d'ingénieurs et d'architectes. Sur tous les points de leur immense chantier, le succès fut le même, complet.
Un temple, une maison et puis le désert tout autour, c'est Médinet-Habou. La maison, la seule de l'endroit, est celle qu'habitait, avec sa femme et ses enfants, M. Daressy. Une vraie maison, d'ailleurs, plus confortable que la cahute de Legrain. Mme Daressy, - une Alsacienne, je crois, - était une femme excellente, qui s'occupait des malheureux fellahs, les soignait et cherchait tous les moyens d'améliorer leur sort. Elle était leur providence ; et ils avaient pour elle une sorte de dévot respect."

extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.