Travaux de restauration de la grande salle hypostyle de Karnak après l'effondrement du 3 octobre 1899. Photo par Georges Legrain, le 29 décembre 1899.
(domaine public)
Une figure gaie, de gaies moustaches blondes, une perpétuelle bonne humeur, un entrain charmant dans son activité circonspecte d'archéologue. Toute la précaution qu'exige le délicat métier de restaurateur des vieux temples, et toute la fougue de qui a la noble passion de son art.
Il habitait, parmi les ruines des siècles morts, une cahute en terre avec un toit fait de branches de palmier. Dans cette solitude, il était heureux, il s'amusait : les ressources de son esprit et la joie de sa belle besogne lui tenaient lieu d'une agréable compagnie.
Un Parisien ; et qu'il me pardonne si je l'appelle un gamin de Paris : il était cela de la façon la meilleure, la plus spirituelle. Fils d'un typographe, si je ne me trompe, et sans fortune, il avait de bonne heure manifesté un goût très vif pour le dessin. Ses dimanches, il les passait dans les musées ; il n'avait de souci que de l'art, de telle sorte que bientôt on vit qu'il ne serait jamais typographe, ni rien de ce genre, et qu'il fallait, coûte que coûte, le laisser s'établir artiste. C'est ainsi qu'il entra à l'atelier de Gérôme. Et, quand nous nous vîmes à Karnac, n'étions-nous pas collègues ?
Nous fûmes amis en peu de temps.
Au Louvre, Legrain s'était féru des choses égyptiennes. Il avait dessiné et redessiné sphinx, dieux et momies. Les hiéroglyphes l'avaient intrigué… Bref, la maladie de l'Égypte le prit et, dès lors, il ne rêva que d'aller, sur les bords du Nil, voir les ibis vivants et les pharaons morts, parmi les pierres écroulées des temples.
Il n'était pas riche et le tourisme lui était refusé. Alors, volontaire, il passa les examens qu'il fallait... Bref, il se fit envoyer à l'École du Caire, où il se distingua. De Morgan vit en lui un collaborateur de premier ordre ; il le chargea de restaurer le temple de Karnac.
C'est à quoi travaillait Legrain quand je le connus. Il dirigeait trois ou quatre cents ouvriers. Il avait appris l'arabe et il menait cette petite armée avec aisance. Tout à son affaire, dévoué absolument à sa tâche, il allait, venait, voyait tout. Je suis resté deux mois auprès de lui. Nous faisions la popote ensemble ; et que j'étais loin de toute civilisation vivante!... Je me souviens de cette époque de ma vie avec une sorte d'émerveillement. Jamais je n'ai passé d'heures plus sereines, plus calmes, meilleures.
Le temple était à moi. J'en avais fait mon atelier. J'étais le maître de ces architectures prodigieuses que le temps avait abîmées, mais où l'histoire subsistait.
Quand les ouvriers - des fellahs - travaillaient, c'était une animation singulière. Avec leurs robes blanches, ils semblaient à mon imagination complaisante les prêtres, soudain ressuscités, de ce temple en délabre... Et voici : les prêtres ont décidé de rebâtir, après la catastrophe mystérieuse, le sanctuaire de leur piété longtemps abolie. Sous l'alluvion des sables que les siècles ont jetés sur ces ruines, ils cherchent une à une les pierres consacrées et les retrouvent et les remettent en place. Le temple surgira de l'amoncellement de ses décombres et la vie ancienne avec l'ancienne dévotion refleurira... Ah ! qu'ils avaient de hâte et de soin ! Comme ils employaient bien leur vie posthume à relever de l'oubli leur dogme!...
Le soir, quand les ouvriers s'en allaient, la solitude était immense, extraordinaire ; le magique silence, plein de siècles morts, enveloppait ces lieux ; et puis la belle nuit régnait, impératrice de la solitude...
Souvent, j'accompagnais Legrain. Je subissais comme lui l'enivrement de la fouille. C'est une sorte de vertige qui vous prend et qui vous fait frissonner de la tête aux talons. On devient un chien qui flaire et qui creuse. On devine que c'est ici qu'il faut remuer le sol. On trouve, et c'est une allégresse poignante. Le temps actuel n'existe plus. C'est lui, ce n'est plus le passé, qui s'est effondré, qui a disparu dans l'oubli. Le passé renaît et vous occupe et vous accapare..."
extrait de Les souvenirs d'un peintre, 1906, par André Beaunier (1869-1925).
L'auteur reproduit ici les souvenirs et propos du peintre Georges Clairin (1843-1919) qui visita la Haute-Égypte en 1895, louant un bateau avec son vieil ami Camille Saint-Saëns.
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