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mercredi 12 février 2020

"Le Mokattam est superbe" (Eugène Fromentin)

Félix Bonfils (1831-1885), Le Caire, Montagne du Mokattam

"Le Vieux-Caire confine au désert. En deux pas, on a quitté l'ombre de ses ruelles pour déboucher dans le soleil et dans la poussière des décombres. Pas de transition : quelques masures ruinées, quelques vieux fours à briques, et puis les mamelons désolés, sans une herbe, sans autres cailloux que des débris bien ou mal pulvérisés succédant l'un à l'autre, des sentiers battus par le pas des animaux ou des voyageurs, incessamment piétinés, aussi recouverts et nivelés par la poussière en mouvement. On circule à travers ces mornes monticules ; on a devant soi, beaucoup au-dessus, la chaîne escarpée du Mokattam qui continue vers le Midi, et on soupçonne, entre ce dernier rempart lointain et la zone torride qu'on escalade, une assez large vallée : c'est la vallée des Mamlouks.
On y arrive par un chemin plus large, dur au pas, une légère couche de sable ou de terre sablonneuse sur de la pierre. La couche sonore est à fleur du sol.
Très bel aspect de la vallée. C'est autre chose que la vallée des Khalifes à laquelle elle fait suite.
Peu de monuments saillants, sauf une mosquée isolée, à l'extrémité de la nécropole, et en marquant l'entrée du côté du désert ; mais le Mokattam est superbe. L'étendue de l'horizon est immense, et la dernière, l'extrême ligne cendrée, filée comme à la règle, à la base du ciel, et si finement lavée d'une teinte d'opale, donne une première idée charmante de cette chose grave, solennelle, monotone souvent, redoutable quelquefois, jamais ennuyeuse, qu'on appelle le désert. 

C'est ainsi que je l'ai vu partout apparaître, de très loin, entre des collines de sable fauve, ou de terre très claire, aplati, infini et n'ayant d'autre couleur que la couleur idéale de la distance, de la solitude et de la lumière."

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain

vendredi 13 décembre 2019

"Le 'Khan Khalil' est fantastique" (Eugène Fromentin)

"carpet seller - Cairo", by Charles Robertson (1844 - 1891)

"Le Caire.
J'entre avec joie dans cette ville sans pareille ; nous gagnons l'hôtel à pied. La lune est sur l'horizon, la nuit splendide. Le canal miroite, l'air est plus doux,
plus moite, plus savoureux qu'ailleurs. Les grands beaux arbres de l'avenue. Charpentes, arcs de triomphe, illuminations partout. (...)
Le Khan Khalil est fantastique. Khan des tapis. Toutes leurs étoffes dehors, disposées en chapelles. Richesses qu'on ne soupçonne pas ; c'est éblouissant. 
À minuit, le Caire est bruyant, vivant, remuant en plein jour, plus qu'à midi, heure où le commerce fait la sieste.
Tâcher de donner une idée de ces spectacles. Ces gens-là adorent la lumière. Immenses lustres de verres. Lanternes par milliers. Lampions avec veilleuses.
Ce système barbare est admirablement ingénieux, et le mieux fait pour briller, refléter, miroiter, multiplier les feux. Il est encombrant, mais pittoresque dans son désordre et éblouissant. 

Charpentes énormes. On est tout étonné de voir improviser de pareilles décorations, et jamais bourgeois, boutiquiers, petits ou gros commerçants d'Europe, ne voudraient se mettre en pareils frais. Fêtent-ils quelque chose ou quelqu'un ? ou se donnent-ils tout simplement à eux-mêmes le spectacle de choses qui les amusent et les égaient ? C'est plus probable. Drôle de peuple."  

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain

lundi 4 novembre 2019

Eugène Fromentin : une palette de mots pour peindre un coucher de soleil sur le Nil

Le Nil, par Eugène Fromentin
"Le Nil, roux mais très calme. Cinq ou six canges dans nos eaux. 
La chaîne arabique continue de serrer le fleuve de très près.
Bois de mimosas et de petits palmiers, inondés. Vastes parties plates, d'un jaune soufre, entre le fleuve et la chaîne arabique. Deux ou trois figures et un troupeau noir, perdus dans ce désert.
Trois heures. Admirable morceau de la chaîne arabique.
Pentes relevées jusqu'à un long plateau horizontal, finement dessiné par des ombres bleues.
La suite est un morceau extraordinaire. Carrières.
Température à trois heures et demie, 27° 1' à l'ombre au vent.
Buffles. Travailleurs dans les carrières. Un village au pied de cet effrayant pays. La falaise continue, tourne à l'est. La vallée du Nil s'élargit tout à coup démesurément. Longue langue de terre, hérissée de joncs, sur laquelle il y a des Arabes campés. Tentes noires, buffles, moutons, chevaux. Fellahs, juchés sur les éminences de l'îlot, nous regardent passer. Derrière, le magnifique et haut horizon de la falaise rose. Entre les deux un petit bras du Nil, tout bleu, apparaît par intervalles. On y voit des canges à la voile.
Nous venons de raser la rive libyque à la toucher ; cultures de douras, dromadaires, troupeaux, enfants au bord du flot.
Un village avec une grande usine. Le soleil direct inonde en plein la rive orientale. Le Nil devient bleu ; moire de rousseurs très tendres. La lumière qui envahit l'espace est inexprimable.
C'est admirable et accablant.
Quatre heures et demie. Le Nil est comme de l'huile, bleu blanc, d'une pâleur exquise à la base du ciel, gris rose au nord-ouest. Le plus beau ciel asiatique que nous ayons vu. Quelques nuages brillent sur le désert arabique. Nouveau village avec usine, reflété dans le Nil, tant il est calme (chose rare). À l'est, il est d'argent vert. Une moire. De moment en moment, l'eau s'aplanit. La voilà morte et immobile, plus claire que le ciel. Il n'y a plus que l'horizon de vaporeux.
Coucher du soleil et soirée uniques, à ne jamais oublier. Le lieu semblait choisi pour un pareil spectacle. Le Nil immense et calme, comme on le voit rarement, un vrai miroir de trois ou quatre mille mètres, la côté libyque à peine visible au-dessus du fleuve, un petit village empanaché de dattiers, derrière lequel le soleil tombait. Point rouge ardent. À droite et à gauche, base violâtre. Palmiers bleus, outre-mer noirâtre, ligne insaisissable d'horizon, outre-mer cendré. Eaux bitumineuses blanches, un argent sali. Les reflets très nets. Bitume et bleu. Silhouettes précises.
L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire, et pendant un quart d'heure, elle a rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du nord au sud. Jusqu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'or et feu, dans une limpidité sans pareille. Le Nil reproduisait exactement presque aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodigieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'opposé, la nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil, roi du monde, la douleur de le voir mourir, l'espoir de le voir renaître demain dans Horus, la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée, d'Osiris contre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle flamboyant s'est rétréci. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit de tous les côtés pressé par les ténèbres, et comme un souvenir lointain du jour. La nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'occident lui-même. En levant les yeux, je me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allumées.
Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés, qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes ; une ou deux barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons. Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet immense horizon, vert comme un bras de mer.
Lever de la lune à sept heures et demie, déjà diminuée, rouge et plus orangée, puis comme un demi-globe d'or. Nuit très humide. Couché à neuf heures."



extrait de Eugène Fromentin peintre et écrivain, 1881, par Louis Gonse (1846-1921) et Eugène Fromentin (1820-1876).