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mercredi 23 septembre 2020

"Il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse" (Louis Lacroix)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Nous avons pris congé des anciens Égyptiens, et notre voyage d'Égypte est terminé. Que nous en restera-t-il, Messieurs, et que sommes-nous allés chercher si loin ? de la distraction ? du plaisir ? des impressions à éprouver et à redire ? C'est quelque chose, je le veux bien, mais pas assez pour une telle entreprise. De la science ? Ah ! sans doute, il faut y songer, et c'est avoir profité d'un voyage que d'en rapporter beaucoup. Mais il y a mieux : oui, Messieurs, il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse.
Voilà ce qu'allaient y chercher les grands hommes de l'antique Grèce, les Solon, les Pythagore, les Platon, qui aspirant à être sages, et ne trouvant la sagesse ni autour d'eux, ni en eux-mêmes couraient au loin à sa poursuite, partout où on disait qu'elle s'était le mieux conservée sur la terre depuis les premiers âges. À ce titre, l'Égypte les attirait tout d'abord dans les sanctuaires vénérés de Thèbes et d'Héliopolis ; ils s'entretenaient avec leurs prêtres, ils se faisaient initier à ces mystères où brillaient encore de faibles lueurs des grands dogmes religieux, et ils en rapportaient quelques fragments de ces vérités qui font vivre le genre humain. C'est ainsi qu'ils devenaient dans leur patrie les maîtres de la pensée, les régulateurs de la discipline sociale et des mœurs. 
Aujourd'hui, Messieurs, de pareils voyages ne nous sont plus nécessaires. L'éternelle sagesse a dressé au milieu de nous des sanctuaires bien autrement éclairés que ceux de Phtha et d'Osiris, par l'inextinguible flambeau de la pure et intègre vérité. Dès le berceau l'homme est illuminé de ses clartés et il ne tient qu'à lui qu'elle guide ses pas jusqu'à la tombe. Mais étrange mystère ! Au rebours des anciens qui, nés dans la nuit, aspiraient à la lumière, nous naissons au milieu de la lumière, et voilà que nous retombons dans les ténèbres, incertains de la route que nous devons suivre, ignorants du terme où nous allons. 
Ah! Messieurs, c'est que nos yeux se ferment et que notre âme s'endort. Et n'est-ce pas là le mal dont nous sommes travaillés ? Sans doute, cette maladie de langueur peut se traiter de différentes manières : quant à moi, je conseille par expérience le voyage d'Égypte. Allez évoquer dans la vallée du Nil, parmi les ruines et les sépulcres où il est couché, le spectre silencieux de cette civilisation éteinte, et sa funèbre apparition obsèdera votre âme qui ne se rendormira plus. Au spectacle de cet anéantissement des choses humaines, l'intelligence remonte d'elle-même dans les hautes régions où s'agitent les redoutables questions du temps et de l'éternité. Devant ces débris de tout ce qui fut grand et de tout ce qui vous paraît encore désirable, vous éprouvez des détachements salutaires, et le cœur se dépouille de ce double orgueil de la vie et de la civilisation qui a toujours perdu les individus et les sociétés. 
Le voyage d'Égypte, c'est à la fois la descente au tombeau et la résurrection. Vous en revenez l'âme profondément atteinte des traits de l'éloquence muette de la mort, incapable d'une nouvelle léthargie et avide d'un autre repos que de celui de l'insouciance ou de l'engourdissement. L'Égypte ne nous donne plus la sagesse sans doute, mais elle nous en rend le désir ; heureux si nous savons nous résoudre à aller enfin la demander aux sanctuaires d'où elle se répand sur le monde, et d'où les vrais sages des temps anciens l'auraient reçue avec transport !
Voilà, Messieurs, à mon sens du moins, la suprême utilité d'un tel voyage ; voilà comment nous pouvons encore, comme au 
temps de Pythagore et de Platon, aller chercher la sagesse en Égypte."

extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, par Louis Lacroix (1817-1881), professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Nancy (1853-1870), puis d'histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris (1871-1880). Membre fondateur de l'École française d'Athènes.

samedi 22 septembre 2018

"C'est en se cachant que cette terre nous provoque" (Louis Lacroix, à propos de l'Égypte)

 
Cliché de James D. Robertson (XIXe s.)
"Il ne manquerait rien à l'intérêt d'un voyage en Égypte, si, comme les Romains et les Grecs, les anciens Égyptiens nous avaient laissé une littérature. Mais ils ont négligé ce moyen de séduction, dont la Grèce et l'Italie ont fait un emploi si heureux, s'emparant de nous dès l'enfance par le charme de leurs écrits, et nous façonnant d'avance à l'admiration, à l'enthousiasme pour leurs beaux sites et pour leurs ruines vénérées. 
Dans les contrées classiques, rien ne nous est indifférent, parce que tout nous est connu, parce que tout a une histoire et un nom. À cet égard, de faibles ruines peuvent lutter avec avantage contre la puissante masse d'une pyramide. (...) 
Telle est la magie des souvenirs et c'est là le prestige qui manque à l’Égypte. Mieux que la Grèce et l'Italie, elle a conservé les vestiges de son ancienne splendeur, mais ses ruines sont muettes et le langage officiel des hiéroglyphes n'a rien d'intime et de vivant. Si l’Égypte nous laisse entrevoir ce que furent ses mœurs, ses arts et ses institutions, elle ne nous livre de son histoire que des noms propres et des catalogues de dynasties. Silencieuse et fermée comme la tombe, cette terre des sépulcres garde dans son sein mystérieux tous les secrets des générations qu'elle a englouties. 
Son emblème, c'est le sphinx gigantesque couché sur le sable du désert au pied de la grande pyramide, dont le sourire sarcastique semble insulter aux efforts des œdipes de la science moderne pour pénétrer les secrets dont il est le gardien. 
Mais (...) c'est dans ce silence et ce mystère qu'est le charme et l'attrait du voyage d’Égypte, et c'est en se cachant que cette terre nous provoque. Telle est la nature de l'esprit humain, qu'après avoir joui de ce qui s'est révélé à lui, il veut poursuivre ce qui se dérobe. La curiosité est son grand ressort, et toujours on le verra, une fois en possession du connu, s'élancer impétueusement vers l'inconnu dont la recherche ne le satisfera pas encore. Car nous sentons dans notre intelligence, comme au fond de notre cœur, ce besoin de l'infini, qu'aucun progrès de la science, qu'aucune satisfaction d'ici-bas ne pourront jamais assouvir.
Voilà les entraînements que je ressentais alors : j'avais vu l'Italie, j'étais en Grèce, et j'aspirais à voir l’Égypte, comme pour pénétrer plus avant dans les secrets des âges, et atteindre jusqu'aux racines de l'histoire et des civilisations."

extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, 1857, par Louis Lacroix, professeur d'Histoire à la Faculté des Lettres de Nancy, membre de l'Académie de Stanislas