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jeudi 16 avril 2020

L'art égyptien est "à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Photoglob - circa 1890

"(La) croyance naïve du monde gréco-romain, qui voyait dans l'Égypte le pays de la science hermétique, a persisté pendant dix-sept siècles. Naguère encore, en entendant parler de pyramides et d’obélisques, on sentait monter en soi l'effroi des plus impénétrables mystères, on considérait avec une réelle terreur les sarcophages égyptiens et leurs grotesques images de génies, et Rose-Croix et francs-maçons s'entouraient d’hiéroglyphes et de «symboles » égyptiens. Aujourd’hui, que nous connaissons directement les monuments de l'Égypte, que nous lisons ses inscriptions et étudions sa littérature, ce prestige s’est évanoui. Au lieu du « crépuscule sacré » à travers lequel l'Égypte apparaissait encore à Gœthe, la claire lumière de l’histoire a brillé, et les anciens Égyptiens sont devenus pour nous un peuple ni meilleur ni pire que les autres peuples. Sa « sagesse » se révèle, à l'examiner de plus près, comme un monde d'idées, parmi lesquelles il en est de saines et de raisonnables, à côté d'autres qui relèvent de la fantasmagorie religieuse ; ses moeurs aussi ne sont pas plus étranges que celles des autres peuples. Il y a un seul point qui vaut aujourd’hui à cet antique peuple notre admiration sans réserve, mais les Anciens n'y avaient guère pris attention : c'est son art à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens.
Si, aujourd'hui, l'intérêt enthousiaste excité par l’ancienne Égypte s'est évanoui, un autre intérêt, non mois profond, s’est éveillé en nous pour ce pays, et il poussera toujours les savants à explorer ses monuments. Les Égyptiens se trouvent aux extrêmes avant-postes de l'histoire de l'humanité. Il n’y a guère d'autre peuple dont nous connaissions quelque chose de plus ancien. Nous savons quel était l'aspect de leur pays il y a 5.000 ans, et nous connaissons la langue, la littérature, la religion, l'art de ces temps si reculés, d'une manière plus approfondie que ceux de beaucoup d’époques plus récentes. Seule, la vieille Babylonie nous a laissé des monuments peut-être aussi anciens ; pour tous les autres pays, nos connaissances ne commencent que bien des siècles plus tard. En ce qui concerne nos pays d'Europe en particulier, nous ne trouvons des renseignements qu’à des époques bien plus récentes. Lorsque les héros d’Homère combattaient devant Troie, l’antique Égypte avait accompli tout son développement et se trouvait déjà en décadence. 
Sans doute, il a existé, dans d’autres pays, des civilisations aussi anciennes, mais aucun d'eux ne nous a conservé une abondance de monuments comparables à celle de la vieille Égypte. Cette situation privilégiée trouve sa principale raison dans une circonstance fortuite, à savoir le climat, de l'Égypte. En effet, sous cet heureux climat, le sol conserve fidèlement, pendant des milliers d'années, les monuments les plus humbles et les plus fragiles de l'activité humaine, même des vêtements et des rouleaux de papyrus. Ce que le Nil ne recouvre pas de ses inondations, ce que la main de l’homme ne détruit pas à dessein, se garde sans altération, grâce au sable et à la sécheresse de l'air, tandis que tout climat humide précipite la destruction des œuvres humaines. À cela, s’ajoute encore un autre facteur de conservation. Sous l'influence d'idées religieuses, les Égyptiens ont veillé avec un soin tout particulier à ce que leurs tombes soient solidement construites et à ce qu'elles soient décorées ; alors que la plupart des peuples parvenus au même degré de civilisation se contentaient de tombes très modestes et peu durables, les Égyptiens élevaient à leurs morts des monuments énormes, dont la magnifique ornementation figurée nous renseigne complètement sur leur genre d'existence. Ainsi, l'Égypte nous fait connaître des siècles lointains qui, partout ailleurs sur la terre, sont recouverts d’un voile épais.
Ce coup d'œil sur l'antiquité la plus reculée que nous offrent les monuments égyptiens est instructif au plus haut degré. Il a libéré à jamais le monde savant d’une erreur dans laquelle il était tombé pendant longtemps. On croyait que les Égyptiens, se trouvant de deux ou trois millénaires plus près des origines de l'humanité, devaient présenter des caractères essentiellement différents de ceux des autres nations. Mais, en réalité, les Égyptiens du troisième ou du quatrième millénaire avant J.-C. n'étaient pas autrement faits que d’autres peuples arrivés au même degré de civilisation et placés, aujourd'hui, dans des conditions semblables. Langue, religion, gouvernement, tout cela se développe en Égypte de la même manière que chez les peuples plus jeunes. Le monde n'était pas, il y a cinq mille ans, différent de ce qu'il est de nos jours ; les mêmes lois éternelles, auxquelles il obéit aujourd’hui, le régissaient déjà autrefois avec la même inexorabilité. Toutes les découvertes et tous les progrès que l'humanité a faits depuis cette époque n’ont rien pu y changer ; les mêmes combats qui ont formé les anciens États forment les modernes, les mêmes circonstances qui ont fait fleurir et périr l'art antique font encore naître ou mourir l’art contemporain."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

mardi 14 avril 2020

La "patience à toute épreuve" des sculpteurs égyptiens, par Adolf Erman et Hermann Ranke

Artisans sculpteurs - Tombe de Rekhmiré - TT 100 - Nécropole thébaine
photo Marie Grillot

"C’est un sujet d’admiration que de voir à quel point de maîtrise l’art égyptien a su s’asservir les matériaux. Il sait triompher des pierres les plus résistantes, qu'il s’agisse du granit rouge, du granit noir ou de la diorite dure comme le fer. La netteté du détail, le moelleux des surfaces que ces statuaires parviennent à obtenir même dans de pareils matériaux et le poli brillant dont ils les revêtent, c’est à peine si nous parvenons à les atteindre avec toutes les ressources dont nous disposons aujourd’hui. Et, selon toute apparence, c'est déjà au début de la IVe dynastie que la technique a atteint un degré de perfection tellement élevé, que les œuvres du Nouvel Empire elles-mêmes n'ont, sur aucun point essentiel, réussi à les surpasser.
Les sculpteurs égyptiens avaient d’ailleurs de bonnes raisons, en choisissant telle matière que leur ciseau devait tailler plutôt que telle autre. Ce n’est nullement l'effet du hasard, si, parmi les statues que nous connaissons, celles qui sont, de loin, les meilleures ont été faites en bois ou en calcaire ; le travail pénible et lent qu’imposait la résistance du granit et de la diorite faisait toujours perdre à l'artiste beaucoup de son inspiration. Les Égyptiens s’en rendaient certainement compte eux-mêmes, et si, surtout pour des statues royales, ils ont néanmoins choisi avec tant d'empressement les pierres les plus dures, ils avaient pour cela leurs motifs particuliers. D'une part, on désirait employer des pierres éternelles, qui assuraient au monument, et par là même au nom et même à la personnalité de celui que l’on représentait, une durée illimitée ; d’autre part, les Égyptiens éprouvaient de la joie à voir la belle couleur que prennent ces nobles pierres, lorsqu'elles sont bien polies. L'importance toute spéciale que l’on attachait à ce dernier point est attestée par le fait que c'était seulement les statues sculptées dans ces pierres dures, que l’on s’abstenait de peindre, tandis que l’on peignait toutes les œuvres d’art exécutées en d’autres matériaux. La peinture appliquée sur toutes les statues, reliefs et ornements, et même sur les hiéroglyphes composant les légendes des bas-reliefs, était considérée par les Égyptiens comme une chose toute naturelle, et, à l'exception de ces pierres de grande valeur, ils n’ont presque jamais laissé apparaître la matière nue. Les sculptures et les édifices égyptiens, dépourvus aujourd’hui de leurs couleurs, présentent par conséquent un aspect tout différent de celui que leurs auteurs avaient voulu leur donner.
Nous avons déjà dit que, de nos jours, nous parvenons à peine à traiter la pierre aussi bien que les Égyptiens. Et pourtant les Égyptiens ont travaillé avec les outils les plus primitifs, et ils ne devaient la réalisation de leurs productions qu'à leur patience à toute épreuve. Toutes les scènes qui représentent les sculpteurs à l’œuvre nous les montrent taillant les statues au moyen d’un petit ciseau en cuivre à manche de bois et se servant d’un maillet de bois ; ils polissent ensuite la forme grossièrement ébauchée avec des silex arrondis, en utilisant probablement aussi de l’eau et du sable. Même s’ils ont perfectionné, par toutes sortes de procédés, l'action de ces instruments imparfaits, leur travail ne laissait pas d'être très pénible et d’exiger beaucoup de temps. Aujourd'hui encore, nous pouvons nous en rendre compte par l'examen de certaines statues inachevées ; à la pierre calcaire seule, il était possible de donner la forme voulue à grands coups de maillet, mais, lorsqu'on travaillait des pierres dures, on devait se contenter de détacher, au moyen d'un burin, de tout petits éclats.
Ce qui donne souvent aux statues égyptiennes, surtout à celles de l’Ancien Empire, une vie si extraordinaire, malgré toute leur immobilité dans l'attitude, c’est la manière ingénieuse dont les yeux sont rendus. Souvent, il est vrai, on se borne à les sculpter dans la pierre même, mais, parfois, on les façonne en une matière spéciale, puis on les fixe au moyen de plâtre dans les cavités orbitaires des statues. Dans ce procédé on fait usage d’une pierre d’un blanc très clair pour figurer le blanc de l'œil, d’un petit fragment de pierre noire pour la pupille, et parfois - c’est le cas, pour le scribe accroupi de Paris - on enchâsse, en outre, dans le centre de la pupille, une pointe d'argent qui scintille d’une manière caractéristique, quand la lumière vient la frapper, ce qui confère aux traits du vigoureux vieillard une vivacité quasi nerveuse."

extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

jeudi 19 décembre 2019

"Des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Statue en diorite de Khéphren, exposée au Musée égyptien du Caire

"En Égypte, la grande sculpture tout entière (...) se trouve en relation étroite avec l'architecture et avec la religion, ce qui explique bien des particularités de ces œuvres qui, de prime abord, produisent sur nous une impression d’étrangeté. Ses figures ont été composées dans le dessein de les mettre à une place déterminée, soit devant les piliers du temple funéraire, comme c'est le cas pour les statues assises de Chephren, soit dans une niche de la chambre sépulcrale, comme c'était le cas pour maintes statues de l'Ancien Empire, soit dans la chambre la plus reculée du tombeau, comme c'est le cas pour tant de statues assises du Moyen et du Nouvel Empire. D'ailleurs, conformément à ce qui vient d’être dit, c'est uniquement dans des lieux consacrés, tombeaux et temples, que nous rencontrons les œuvres de la sculpture égyptienne : cela confère à ces productions un caractère marquant
une tendance au sérieux, à l'éternel, répugnant à tout ce qui est contingent. 
Si nous avons toutes ces considérations présentes à l'esprit, et si nous nous représentons un instant combien différentes étaient les conditions dans lesquelles les artistes grecs créaient leurs œuvres, nous comprendrons aisément que des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens qui faisaient de la ronde-bosse ; ce qui doit plutôt nous étonner, c’est qu’à l’intérieur d’un cadre aussi étroit, leur art ait atteint un développement aussi riche que celui que les œuvres nous révèlent.
Le style de la sculpture égyptienne présente des caractères extérieurs faciles à reconnaître. C’est avant tout l’impassibilité pour ainsi dire absolue des figures, qu’un observateur superficiel traite volontiers de "raideur", ensuite le choix restreint des thèmes qui produit une si forte impression de monotone sur le visiteur de nos collections de sculptures égyptiennes, et enfin la grande fixité de la tradition pour le rendu de chacune des parties du corps humain, fixité qui ne laisse que peu de latitude à l'artiste qui voudrait innover.
La rigidité des figures est en rapport avec la loi dite de frontalité. Dans une statue, la tête est posée verticalement sur les épaules ; elle regarde en avant, dans une direction formant un angle droit avec la ligne qui réunit les deux épaules.
Cette loi, que l’on retrouve partout dans l’art antique, ce sont les Grecs les premiers, et eux les seuls, qui réussirent à s'en affranchir définitivement. Mais, en Égypte, à côté de cette loi, que les artistes observaient sans en avoir pleinement conscience, existaient certainement d'autres règles de conventions, dont on avait parfaitement conscience. Le sens de la gravité et de la dignité que nous admirons aujourd'hui chez les Orientaux se manifeste aussi dans la sculpture égyptienne : ce qu'on voulait, c'était représenter dieux, rois et seigneurs dans une majestueuse sérénité.
Il existe une relation étroite entre cette idée et le choix restreint des thèmes sculpturaux. Un dieu et, dans la même mesure, les défunts de haut rang ne pouvaient être représentés que debout, dans une attitude digne, ou assis sur un siège. On peut encore réunir en un seule groupe le mari et la femme, ou bien le roi avec une ou plusieurs divinités. Mais à cela, en somme, se limitent les thèmes de l'époque la plus ancienne, et même dans les siècles suivants leur nombre ne s'est accru que dans des proportions relativement faibles.
(...)
Ce style sévère ainsi que le choix restreint des thèmes ne s'appliquent, bien entendu, qu'à la "grande sculpture". Tout ce qui, domestiques ou serviteurs, est donné au grand personnage, propriétaire d'un tombeau, pour son service dans l'au-delà, n’est point soumis aux règles des convenances artistiques et de la dignité ; aussi trouve-t-on ici des thèmes nouveaux en grand nombre : figures agenouillées, accroupies, assises sur le sol, les jambes repliées sous le corps, puis brasseurs et boulangers, meunières et musiciennes, ouvriers briquetiers, lutteurs, scribes et une foule d’autres personnages du même genre, en pleine activité."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien