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vendredi 12 mai 2023

"À voir le Nil couler, on comprend (l'immortalité de l'Égypte)" (Octave Béliard - XXe s.)

chadouf - gravure du XIXe s., auteur non mentionné

"Heureux ceux qui peuvent, en musardant, descendre le Nil sur une barque nonchalante. Pour moi qui n'ai voyagé qu'en wagon, j'ai été le passant qui s'emplit les yeux comme un gourmand pressé emplit sa gorge. J'ai tout simplement côtoyé la vie du Nil, cette vie qui s'est continuée durant toute l'Histoire du monde, qui se continue encore.
Des périodes durant lesquelles on a cru l'Égypte décadente, irrémédiablement asservie, morte peut-être, il s'en est succédé beaucoup ; il y a eu, après des jours éblouissants, des nuits qui semblaient définitives ; mais le disque solaire que l'on voit s'abîmer derrière la Vallée des Rois à chaque fois que vient le soir, reparaît toujours avec le matin au-dessus des cimes arabiques ; mais chaque année apporte la crue du Nil et sa décrue. Ce sont les diastoles et les systoles d'un cycle vital et si chaque millénaire montre l'Égypte puissante ou humiliée, il y faut voir encore un rythme et les battements de son cœur immortel.
À voir le Nil couler, on comprend cette immortalité-là. L'Égypte c'est le Nil. Ici la force qui tient les hommes groupés est unique, inépuisable et toujours identiquement jeune. Une coulée de sang à quoi toute vie s'abreuve et qui ne tarira jamais. L'Égyptien peut être distrait par des rêves saisonniers, par des ambitions et des refoulements transitoires, par des idées venues d'ailleurs ; mais son existence est uniquement dépendante de son fleuve-dieu. Le Nil est sa dévotion permanente au milieu de tous les cultes successifs. Il y a, d'Assouân au Caire, cent ou mille petits monuments qui, construits sous les Pharaons, sous les Chrétiens ou sous les Arabes, se ressemblent tous essentiellement : les nilomètres. Ce sont des puits gradués pour mesurer la hauteur de l'eau. L'eau du Nil, la seule eau que possède ce pays où il ne pleut pas, est une obsession qui crée l'unanimité des pensées et l'unanimité des gestes.
La seule grande affaire du paysan, dans l'intervalle des crues, consiste à faire monter l'eau dans les rigoles des jardins et des champs. Il le fait généralement de la même façon que ses ancêtres les plus reculés. Sa noria au chant plaintif est un manège à engrenage de bois, actionné par un buffle, qui élève sur une chaîne sans fin des pots d'argile. Son chadouf, manœuvré à la main, est une poutre branlant sur pivot, dont la longue extrémité porte un vase et l'autre un contrepoids. de terre glaise. Aux temps antiques on appelait cela la gebba et le nom seul en a été changé : la gebba est dessinée sur les murs des mastabas des premières dynasties. Il y a aussi, sans doute depuis beaucoup moins longtemps, les gros cylindres à l'extrémité immergée où tourne, en montant l'eau, une vis d'Archimède. (...)
La générosité du père Nil, qui ne varie pas, ne suggère jamais de besoins nouveaux, origines d'inventions nouvelles. Le Nil conserve les traditions et les formes, éternellement, comme ses rives conservent les momies. Il est le grand facteur de pérennité."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

mardi 9 mai 2023

"Qui entre ici est le prisonnier des dieux" (Octave Béliard - XXe s. - à propos de Karnak)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Karnak est un géant amoncellement de demeures divines. Quelque chose comme le Versailles des dieux ; et j'attente, en disant cela, à la majesté du lieu sacré, à son énormité. (...)
Karnak est une foule dont je n'ai guère le loisir de dissocier les éléments, une foule étrange et étrangère. Je l'observe moins que je ne la subis. Je la subis comme des heurts, comme des secousses émotionnelles. Mes facultés d'analyse sont en déroute.
D'ailleurs, on tue du mystère en analysant. Le miracle de Karnak est dans ces choses qui seraient dissemblables à les regarder de près mais qui, à l'examen du poète et du mystique, semblent se répéter à l'infini, engendrant une sorte de rythme, de symphonie perpétuelle qu'on peut indifféremment écouter en commençant par un bout ou par l'autre ou par un point quelconque, comme la symphonie même de l'univers. Les Égyptiens ont reconnu la puissance magique de l'obsession. Leur hiératisme qui abolit l'individuel rejoint l'infini par l'innombrable ; il a fait taire l'ingéniosité humaine devant la divine monotonie qui a le goût de l'éternité. Qui entre ici est le prisonnier des dieux. (...)
À Karnak, plus encore qu'à Louksor, l'Histoire est un guide précieux. À son évocation, les pierres tombées se replacent, les plans deviennent compréhensibles, des styles se séparent et se définissent. Tout ce qui est immobile dans cet espace immense recommence à se mouvoir dans le temps. Karnak est une harmonie, je le disais, quasi musicale ; l'admirable, c'est que cette harmonie se soit constituée lentement, par l'agrégation d'accords successifs, sans préconception de l'ensemble.
Imaginez un livre auquel ont collaboré vingt écrivains d'époques différentes, chacun avant écrit une page, un feuillet, un chapitre plus ou moins complet en soi, plus ou moins relié au précédent, amorçant plus ou moins le suivant. Il n'est pas à supposer que ce livre donnera l'impression de l'harmonie et de l'unité. Karnak a pourtant été composé de cette façon-là et tout y semble équilibre, ordre, proportions. Il a fallu quinze siècles pour édifier la Ville des dieux (...) et ici, malgré les différences des styles, tout s'articule. Combien tranquille était l'âme de ce peuple et combien résistantes ses traditions ! (...)
Je n'ai vu Karnak qu'en plein jour. Mais les ruines m'appartinrent et je fus en tête-à-tête avec les dieux. Elles me donnèrent ce qu'elles refusent à leurs trop nombreux visiteurs de nuit : leur âme de silence."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

dimanche 9 février 2020

La Cité des Morts, au Caire, vue par Octave Béliard

Circa 1895, vintage photochrome

"
Je ne suis pas le cortège, mais ma promenade errante me conduira tout de même aux cimetières. Car, à qui va droit devant soi, au Caire, il est impossible de ne pas aboutir à des tombes. Insensiblement la cité vivante se continue par la cité morte, dont elle n’est séparée çà et là, que par des collines de décombres, amas condensé de cette poussière éternelle qui flotte partout, que les balayages et les démolitions ont amoncelée depuis des siècles. Souvent même, cette frontière de cendres n'existe pas. On s'aperçoit seulement que les passants se raréfient et que les maisons sont muettes, inhabitées. Le silence, surtout quand le soir descend, est énorme et solennel. On remarque que beaucoup de ces maisons, dont les portes sont closes, n'ont qu'une façade. Elles ont l'air abandonnées depuis longtemps. Leurs fenêtres vides béent sur un enclos plein de pierres tombales nues et sans inscriptions.
Ce sont les maisons où les familles viennent à certains jours se recueillir auprès de leurs morts et celles qui sont à l’abandon sont celles des morts qui n'ont plus de famille. Les pauvres sont enterrés tout autour dans les carrefours, dans les terrains vagues, au bord des rues. C'est une ville sans limites précises, mais qui ressemble à l’autre comme un spectre ressemble à un homme. Elle a ses mosquées, merveilleux jardin de coupoles et de minarets, dont les silhouettes harmonieusement découpées sur le ciel ravissent de loin et cachent souvent hélas ! d’irrémédiables ruines. Ici, les Tombeaux dits des Califes, parmi lesquels on chercherait en vain la sépulture d’un calife, là les Tombeaux dits des Mamelucks. Au delà, c'est le désert, immédiatement. À le bien concevoir, ces tombes musulmanes sur lesquelles aucun nom n'est inscrit, c'est déjà le désert, le néant qui efface l'Histoire, des simulacres qui ne parlent plus, qui ont perdu la parole. Le souvenir des morts qui ne furent pas des saints se prolonge à peine au delà de la vie de la génération qui les a connus.
Les vieilles tombes sont celles de morts oubliés. Mais pour connaître le passé il n’est besoin que de regarder les vivants : les traditions ne meurent que lentement et de vieillesse ; les pierres même continuent de vivre aussi longtemps qu'elles le peuvent : on ne détruit rien mais on ne restaure rien non plus ; on laisse tomber. Et l'on ne bâtit pas sur les ruines, mais à côté d'elles. Cela, ou je suis bien trompé, c'est le vrai respect du passé. Je ne dis pas que ce soit toujours extrêmement pratique ; mais c'est aussi une façon d'aimer le présent.
Un ânier rencontré dans la nécropole, à qui nous demandâmes, René V....et moi, de nous en faire voir les plus beaux tombeaux, nous conduisit nous conduisit tout droit, à travers un petit jardin bien ratissé, au mausolée encore tout neuf de Tewfik !
Et peut-être la mosquée dont les Cairotes sont le plus glorieux est-elle justement celle qui n’a rien d’égyptien, la turquerie, d’ailleurs grandiose, construite sur la citadelle pour Méhémet-Ali entre 1824 et 1857 et ornée d’une horloge donnée par Louis-Philippe. Je ne discuterai point ce goût-là.
Il me plaît que le Caire soit ainsi couronné."



extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949

mercredi 15 janvier 2020

L'Égypte "suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue" (Octave Béliard)

"les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides"
vintage photochrome, circa 1895

"J'aime que l'Égypte soit vivante. Les monuments que les ancêtres ont laissés sont les témoins de l'intensité de leur vie et ce n'est point leur succéder que de dormir à l'ombre qu'ils ont faite. Je me garde de l'exagération futuriste d’un Marinetti qui voulait un jour qu'on démolit Saint-Marc de Venise pour bâtir en sa place une belle usine. Je vois bien rarement la nécessité de détruire un souvenir ou une beauté pour que les hommes aient du pain. L'humanité active fait preuve de sa noblesse héréditaire en gardant les traditions comme de précieux anneaux à ses doigts. Mais qu'elle ne les traîne pas comme des fers aux pieds.
L'Égypte nouvelle fait tomber des maisons, en bâtit plus encore et s’européanise. Elle suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue. Certes, ma curiosité et ma sensibilité me font rechercher les traits dont est construite sa physionomie particulière et traditionnelle et je ne m'arrête pas longuement pour méditer devant des murs neufs. Mais je ne puis pas vouloir que les choses aillent autrement qu’elles ne vont, et la vie est au moins aussi sainte que la mort. Oui, je suis venu voir des œuvres immortelles mais pourtant l'immortalité des œuvres, elle-même, me serait haïssable si elle n’était qu'une mort indéfiniment prolongée et faisant obstacle à la vie.
Je ne sais pas s'il était absolument nécessaire que Philæ fût noyée. Mais combien de Philæs ont été détruites par la nécessité d’adapter le monde aux besoins humains et ne furent pas tant pleurées ! (...)
Si l’on trouve si désagréable que, sous l'influence des Européens, le Caire modifie sa physionomie, un rêveur encore plus passéiste pourrait tout aussi bien regretter que Méhémet-Ali ait surmonté la citadelle des coupoles néo-byzantines qui y durent longtemps faire figure d'étrangères ; ou même reprocher aux Arabes d'avoir imposé les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides. Car si l'on a la maladie de n'aimer que l’immobile, quelle étape convient-il d’immobiliser ?
Au Caire, le présent se mêle au passé qui est certainement l'élément précieux du mélange, celui qui m'y a attiré. Mais que ce mélange est donc attachant et curieux ! Comment dire ? C'est comme si le rouleau des choses que le temps dessina y était déroulé et mis à plat sur l'espace. Le successif s’y change en simultané, hier vit avec aujourd'hui, hier vit autant qu'aujourd'hui, alors que partout ailleurs peut-être il est mort."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

Égypte : "De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, (le) désert d'Occident, ce désert mort, est le dépôt des Morts" (Octave Béliard)

Vallée des Rois (David Roberts)

"Après les luzernes et les blés, voici le désert fauve descendu par étages de l'austère et violente falaise libyenne. Le désert n’est jamais loin. L'Égypte est un long, étroit et merveilleux jardin en bordure du Nil. Depuis le fleuve jusqu'au sable qui maintenant déferle devant moi, le jardin n'a guère ici plus de deux lieues de largeur. 
Éternel front de bataille du désert et du Nil, la ligne rousse et la ligne verte oscillent à peine en des mille années. En vain le ciel de feu et le vent aride fendillent, craquèlent, délitent ces montagnes effrangées, sans herbe ni vie, dont l'oeil ni l'imagination ne pénètrent le mystère infernal, derrière lesquelles l’homme a pu croire longtemps que le noir soleil nocturne descendait chez les Morts. En vain les pierrailles et les graviers, suivant la pente des vaux désespérés, des ravines mortelles, où ne suinte aucune source, précipitent-ils leurs vagues brûlantes vers les terres basses et fertiles. Ils ne peuvent qu'en recouvrir les marges de dunes chaotiques. L'annuelle intumescence des eaux rompt invinciblement leur offensive. La fureur de Seth s’arrête devant la douceur osirienne. Et c'est toujours un spectacle singulier de rencontrer brusquement, au bout de la verdure, cette haute barrière de sable qui menace toujours et qui ne croule jamais.
De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, ce désert d'Occident, ce désert mort est le dépôt des Morts. On ne trouverait nulle part ailleurs une sépulture. Durant quatre mille ans et sans doute plus encore, les cortèges funèbres s'en sont allés par là et le peuple innombrable des momies s'est couché où le Soleil se couche. Les villes des vivants se doublent, à l’Ouest, de nécropoles. Là où la vallée est large et les dunes étendues, on a creusé des tombes dans le sable, bâti des mastabas pour les riches et des pyramides pour les rois. Là où le flot des verdures bat le pied des montagnes rapprochées, on a percé, taraudé les montagnes, incrusté les Morts dans des alvéoles, dans des syringes, dans des palais taillés en plein roc.
De l'autre côté, au Levant, il y a aussi des montagnes et aussi le désert ; mais les montagnes ont des passes et le désert a des mirages. Et par derrière, c’est l'Isthme et c’est la Mer, et c'est toute l'Asie pleine de trésors et de vies tumultueuses, et c’est la naissance quotidienne du Dieu Râ. L'Égypte n'est pas murée de ce côté. Ses peuples sont sans doute venus par là, ses pharaons conquérants se sont répandus par là, son empire a débordé jusqu'au Liban et jusqu'à l'Euphrate. Par là, et aussi par le Nord méditerranéen, lui sont venus des maîtres successifs, les Hyksos, les Assyriens, les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Romains de César, les Arabes, les les Français, les Anglais. Même parfois, en des temps presque oubliés, un vainqueur éthiopien força le couloir du Sud. De partout ont pu venir à l’oasis nilotique et la vie  et la lutte qui est encore la vie.
Mais la montagne d'Occident, toute jalonnée de tombes silencieuses, était la frontière inviolée du monde, celle d'où il ne vient personne, celle qu'on ne franchit que par la mort, le seuil mystérieux de l'Autre Vie, du royaume élyséen de l'Amenti, des champs éternels d'Yalou, du lieu seulement intelligible où le Double impalpable du défunt allait continuer sa vie, relié pourtant à sa momie demeurée enfouie au bord visible de la terre, tout comme - je suppose - un scaphandre immergé relié à son flotteur.
Je me représente le sol à momies comme une zone ininterrompue courant parallèlement au Nil, tout le long de son cours égyptien au bas de la falaise de l'Ouest, avec des capitales funéraires en face des capitales des vivants, en face de Memphis, en face de Thèbes, en face d'Elephantis. Et dans ces capitales funéraires, à portée des tombeaux, était établi le peuple des artisans qui vivent de la mort, les fossoyeurs, les ciseleurs de cercueils, les tailleurs de pierre, les marchands d'aromates et de bandelettes, les embaumeurs, etc. Il y avait aussi - et l'on en voit encore - des temples que les rois consacraient de leur vivant à leur famille divine et à leurs propres mânes qui y recevraient un culte public après leur mort apothéotique, alors que leurs dépouilles auraient été murées plus ou moins loin de là dans un lieu caché à tous."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

"L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité" (Octave Béliard)

"Il faut que tout son passé me parle et ressuscite"
photo de Zangaki, vers 1880

"L'Égypte fait décor dans le conte bleu de mon enfance. Son nom est l’un des premiers que j'épelai dans une Bible à images. Depuis, j'en ai appris l'histoire plus précisément mais sans qu'elle perdît tout à fait la couleur du conte. Elle est restée un lieu quasi-fictif, d’autant plus ravissant qu'il m'est encore permis de le croire imaginaire. Et dès demain matin elle va devenir un lieu réel ! J'en suis presque aussi troublé que si le roi Hérode ou Riquet-à-la-Houppe devaient m'attendre au débarcadère.
M. H. qui veut arrêter à Alexandrie me demande si je compte y faire séjour.
- Pourquoi faire ? lui répondis-je par boutade. Je déteste en général la musique de Massenet et Thaïs en particulier. Anges du ciel ! souffles de Dieu ! ... Horreur !
Mon compagnon qui est abonné à l'Opéra me regarde avec ahurissement. "Souffles de Dieu !" répète-t-il, comme un juron.
Sérieusement, Alexandrie ne me dit rien du tout. On m'a prévenu que ce port modernisé a secoué ses souvenirs et perdu son âme. J'ai hâte de me jeter au cœur de l'Égypte et un port n'est que le visage qu'un pays montre aux gens du dehors, une physionomie plus ou moins conventionnelle, un masque commercial et d'accueil. Je ne parle évidemment pas de ceux qui, comme Marseille, ont une forte individualité et une vie propre. 
À Alexandrie, je n'aurai pas le loisir d'errer sur le port ; les édifices du passé m'y paraissent à l'avance négligeables ; et quant à l'orientalisme, le Caire m'en livrera de plus traditionnel et de plus authentique. J'ai raison ou j'ai tort, mais je ne m'arrêterai point. 
Et dès le seuil de l'Égypte, je définis bien nettement ce que j'y viens faire. Je viens  pour sentir mais aussi pour savoir et comprendre. L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité.
Celle-ci n'a point besoin de guides. Je ne veux pas savoir les impressions que d'autres ont éprouvées, ni si elles concordent avec les miennes ou en diffèrent ; je n'ai demandé à aucun livre ce qu'il faut sentir et je me livre spontanément à l'émotion qui passe. Je me laisse saisir par la lumière et par les aspects changeants, je capte les couleurs et les mouvements de la vie comme des papillons. Si je rencontre le cliché et le convenu, ce sera en toute ingénuité, ce sera de la nouveauté pour moi ; et je n'éviterai pas une occasion de joie par crainte qu'elle n'ait déjà été ressentie. Il est possible que j'éprouve, il est impossible que je veuille, par pose, paraître éprouver un désenchantement ; et j'ai l’âme béante et dispose : j'entre dans un monde neuf puisqu'il m'est inconnu.
Mais je ne croirais pas avoir vu l'Égypte si je partais n’ayant fait que regarder vivre son peuple, vibrer ses couleurs, son soleil et ses nuits caresser sur ses vieilles pierres des figures énigmatiques. Il faut que tout son passé me parle et ressuscite. Il faut que je puisse, après mieux qu'avant, me l’imaginer dans le temps, me pencher sur le gouffre des millénaires. Et pour en prendre ainsi autant avec l'intelligence qu'avec les sens, j'ai lu des égyptologues et des historiens."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.