samedi 13 février 2021

Comment on visitait les pyramides de Giza à la fin du XIXe s.

Ascension de la pyramide / J.P. Sébah (entre 1860 et 1880)

Arrêté du ministère de l'Intérieur du 21 juin 1894 (17 Zil-Hedjeh 1311).

Art. 1. - Les cheikhs des gaffirs et les gaffirs des Pyramides de Guizeh seront nommés par la moudirieh.
Ils porteront au bras droit une plaque conforme au modèle approuvé par la moudirieh, et sur laquelle seront gravés en arabe et en français les mots "cheikhs des gaffirs des Pyramides" ou "gaffirs des Pyramides", avec un numéro d'ordre.
La plaque sera en métal blanc ou en argent pour les cheikhs, et en cuivre jaune pour les simples gaffirs.

Art. 2. - Les cheikhs et les gaffirs qui accompagneront les touristes ou autres dans leur visite aux Pyramides ou aux ruines de Guizeh, seront payés pour leurs services conformément au tarif ci-après :
Pour chaque visiteur :
Pour l'ascension des Pyramides : P.T. 10
Pour l'entrée : P.T. 5 
Pour la visite aux ruines : P.T. 5
Pour l'ensemble (ascension, entrée et visite aux ruines) : P.T. 15
Trois hommes seront désignés pour chaque visiteur pour l'ascension des Pyramides et pour l'entrée à l'intérieur.
Les cheikhs veilleront à ce que les gaffirs donnent toutes les explications nécessaires aux visiteurs sans les importuner de leurs sollicitations.
Ils seront tenus responsables en cas de plainte.

Art. 3. - Il ne sera pas nécessaire d’être accompagné des gaffirs pour visiter les monuments et les ruines ; mais l'entrée à l'intérieur des Pyramides et l'ascension ne pourront avoir lieu sans guide.

Art. 4. - Ceux qui exercent actuellement aux Pyramides ou qui voudront exercer, à l'avenir, l'industrie de loueur d'animaux, tels que baudets, chameaux ou chevaux, devront adresser à la moudirieh une demande indiquant leurs nom, prénoms, résidence ainsi que les animaux qu'ils entendent donner en location.
Cette demande sera accompagnée d'un certificat de bonne conduite.
Si la demande est accueillie, la moudirieh inscrira les nom et prénoms du requérant sur un registre spécial, sous un numéro d'ordre, et lui délivrera ensuite le permis nécessaire dont le coût sera de 3 P. T.

Art. 5. - Le conducteur de chaque animal devra porter au bras gauche une plaque en cuivre sur laquelle sera gravé un numéro en chiffres arabes et européens.
Une autre plaque semblable sera fixée sur le front de l'animal.

Art. 6. - Les dispositions des deux articles précédents ne sont pas applicables aux conducteurs de voitures ni aux âniers déjà munis d'un permis du gouvernorat du Caire.

Art. 7. - Les conducteurs d'animaux stationneront sur une seule ligne aux endroits fixés par la moudirieh et ne quitteront leur place que lorsqu'ils en seront requis.
Il devront s'abstenir de tout ce qui peut vexer, d'une manière quelconque, les visiteurs.

Art. 8. - Le tarif pour la location des animaux est établi comme suit :
Pour chaque baudet, chameau ou cheval, par heure ou par fraction : P.T. 5 
Pour toute la journée : P.T. 30

Art. 9. - La police pourra empêcher de travailler tout animal se trouvant en état de maladie ou d'infirmité.
Le propriétaire de l'animal sera, dans ce cas, poursuivi en conformité de l'art. 342 du Code pénal.

Art. 10. - Les voitures et animaux de maîtres et les voitures et animaux de louage stationneront aux Pyramides et aux ruines dans des endroits différents qui seront désignés par la moudirieh.
Un écriteau sera place dans chacun de ces endroits.

Art. 11. - Sera punie d'une amende de 25 à 50 P.T. et d'un emprisonnement d'un à trois jours, toute contravention aux dispositions du présent règlement, à l'exception de celle prévue à l'art. 9 ci-dessus.
Ces deux peines pourront être appliquées séparément.
En cas de récidive, la moudirieh pourra retirer le permis au contrevenant et révoquer les cheikhs des gaffirs et les gaffirs.

Art. 12. - Le présent règlement entrera en vigueur huit jours après sa publication au Journal Officiel.



extrait de Législation de police de l'Égypte : recueil des lois, règlements et ordonnances de police en vigueur, Imprimerie Nationale, 1894

mardi 9 février 2021

"La peinture égyptienne tenait moins de la peinture, comme nous la comprenons, que du décor" (Émile Prisse d'Avennes)

illustration extraite de : 
Histoire de l'art égyptien d'après les monuments, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la domination romaine
par Prisse d'Avennes


"C'est avec raison que les anciens Égyptiens revendiquaient l'honneur d'être les inventeurs de la peinture, et qu'ils soutenaient qu'ils l'avaient pratiquée, sinon six mille ans, au moins un très long espace d'années avant les Grecs : et qu'on veuille bien le remarquer, cette prétention, si audacieuse qu'elle paraisse, se justifie pleinement quand on s'aperçoit que, chez ce peuple, aucun objet n'était considéré comme fini en l'absence de l'application des couleurs ; il suffit de citer comme preuve, à l'appui de cette particularité, ce seul fait que les hiéroglyphes des obélisques et des autres monuments de pierre dure, quoique sculptés, subissaient eux-mêmes un coloriage.
La coloration des édifices de cette nation était tellement le résultat d'une étude attentive et constante, que nulle part, l'union harmonieuse des couleurs n'est frappante comme dans les monuments de l'Égypte ; on doit donc regarder comme blâmable l'assertion de Pétrone, lorsqu'il assure que, chez les Égyptiens, en inventant des règles matérielles propres à rendre l'apprentissage de cet art moins long, et sa pratique plus facile, on nuisit beaucoup aux progrès de l'art, et l'on ne forma que de mauvais peintres.
Il suffit, pour réfuter une affirmation aussi regrettable, de rappeler que la méthode habile, au moyen de laquelle les artistes égyptiens savaient faire pénétrer la couleur dans la masse des substances fondues, est restée depuis inconnue, et se trouve encore un des desiderata de la science moderne. En outre, leur genre de peinture à teintes plates, ni fondues ni dégradées, sans ombres ni lumières, malgré l'étonnement qu'il provoque au premier aspect, a un mérite incontestable pour la décoration monumentale : en y réfléchissant, on s'aperçoit que ce système est celui qui convient le mieux pour les peintures murales, celui qu'il serait encore préférable d'adopter aujourd'hui, quoique avec de légères modifications, pour décorer nos monuments publics ; surtout si l'on tient à éviter de laisser paraître, à la paroi des murs, les trous qui sont le résultat forcé des fuites de la perspective et de la vigueur des ombres.
À en juger par un groupe des hypogées de Beni-Haçen qui représente deux artistes occupés à peindre un même panneau ou un meuble, les Égyptiens devaient avoir des tableaux, bien qu'aucun d'eux ne soit parvenu jusqu'à nous. On s'aperçoit, en effet, que ces peintres tiennent leur pinceau d'une main et un godet de l'autre ; cependant, quoique le panneau soit vertical, ils ne se servent pas de baguette pour soutenir la main. On sait, aussi, qu'au dire d'Hérodote, Amasis, qui régnait sur l'Égypte 570 ans avant l'ère chrétienne, envoya son portrait aux habitants
de Cyrène ; mais on ignore si ce tableau était peint par un artiste égyptien.
Du reste, tous les portraits de pharaons ont dû être ressemblants, car on les retrouve, traits pour traits, sur des monuments fort distants les uns des autres, et l'on peut, quelquefois, suivre sur ces divers édifices, élevés à maintes années d'intervalle, les progrès de l'âge chez le roi qu'ils représentent. Tous ces portraits étaient de profil : les seuls de face qu'on connaisse sont peints sur bois, et, évidemment, l'oeuvre d'artistes grecs.
Chez les anciens Égyptiens, le même mot signifie écrire et peindre. Ce double sens témoigne assez qu'ils ne considéraient la peinture que comme une écriture amplifiée ou un brillant annexe des inscriptions hiéroglyphiques. N'oublions pas que les Grecs, cependant déjà bien éloignés de l'origine des choses, prétendaient, également, que la peinture n'était qu'une écriture développée ; chez eux aussi, écrire et peindre s'exprimaient par un seul mot.
D'un autre côté, on voit que toutes les peintures des peuples dits primitifs, tels que les Chinois, les Indiens, les Perses et les Étrusques, ne se composent que d'un contour, tracé à l'encre sur une face lisse, ou buriné sur la pierre, à la façon d'un bas-relief dans lequel on appliquait des couleurs monochromes, sans s'attacher à donner aux objets, ni leurs teintes naturelles, ni le jeu d'ombre, de lumière et de reflets qui résultent de leur saillie, non plus que l'air, l'espace et la perspective qu'ils exigent ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les Égyptiens n'aient fait aussi que colorier des dessins élémentaires.
La peinture égyptienne n'est, en effet, qu'une enluminure sans ombres ni lumières, et qui tenait moins de la peinture, comme nous la comprenons, que du décor. Tous leurs tableaux étaient faits par teintes plates monochromes, étendues entre des traits rigoureusement accusés, comme celui qui cerne les figures des vases grecs. Les artistes égyptiens ne se départirent jamais de ce système primordial et ne l'améliorèrent à aucune époque, soit par le mélange des couleurs, soit par quelques légères ombres ; un un mot, ils n'y firent jamais de progrès depuis les temps les plus reculés (c'est-à-dire l'âge des pyramides), jusqu'à la décadence de la longue monarchie des pharaons.
Il est facile de s'en assurer par le tombeau du plus ancien architecte que nous connaissions, celui d'Eimaï, constructeur de la grande pyramide, entièrement peint à l'intérieur, ainsi que par plusieurs tombeaux de la même époque situés dans la nécropole de Memphis, aussi bien que par les autres beaux spécimens de la peinture de l'ancien empire qui se trouvent sur les parois des hypogées de Bercheh et de Beni-Haçen ; et, en les comparant, de reconnaître qu'aucunes des peintures, qu'on admire dans les tombeaux du nouvel empire, ne leur sont supérieures, et que, malgré l'adoption de quelques couleurs, peut-être plus brillantes, le faire artistique est bien resté constamment le même, c'est-à-dire figurant une sorte de coloriage fait par teintes plates, comprises entre des lignes de dessin rarement irréprochables ; mais souvent belles, néanmoins, de grâce et de hardiesse."


extrait de Histoire de l'art égyptien d'après les monuments depuis les temps les plus reculés jusqu'à la domination romaine, par Émile Prisse d'Avennes (1807-1879), dessinateur, publiciste, explorateur français, membre de l'Institut égyptien.

samedi 6 février 2021

"L'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, (des) filles d'Égypte", par Ernest Feydeau

tombe de Nebamon (Thèbes) - Wikipedia

"(Dans l'art égyptien)... les femmes partagent avec les dieux et les rois les honneurs de reproductions nombreuses, fidèles et savantes. Tantôt on les rencontre isolées, tantôt réunies en groupes. Les plus charmants sont incontestablement ceux des musiciennes et des danseuses. 
Quelques hypogées de Thèbes ont encore conservé ces adorables tableaux, qui datent de près de quatre mille ans. Là, sur ces murs recouverts d'un enduit lilas ou gris de lin, on peut revoir encore ces jeunes filles vêtues de longues robes de gaze flottante, qui laissent deviner et souvent briller au grand jour leurs formes juvéniles, leur taille élégante et souple, et jusqu'au ton doré de leur jeune chair. Les unes, les cheveux tordus en fines cordelettes, les autres, les cheveux crêpelés, le front couvert d'un bandeau que relève gracieusement un bouton de lotus ouvert ; toutes, parées de colliers de grains de corail, de disques d'oreilles aplatis, de bracelets de pierres vertes, de pâte vitreuse et de lapis ; toutes, les reins sanglés d’étroites et licencieuses ceintures ; tenant entre leurs doigts effilés des mandores à longs manches d'où pendent des houppes rouges, gonflant leurs brunes joues pour souffler dans la flûte à deux tubes, frappant du plat des doigts la double peau tendue des tambourins carrés, frôlant du bout des ongles les cinq cordes de la lyre, ou bien secouant en l'air des sistres de bronze à têtes d'Hathor : toutes marchent sur deux files, tournent paresseusement sur elles-mêmes, s'appuyant sur le bout du pied, ou bien elles s'agenouillent, se frappent la poitrine de leurs petits poings fermés ; ou bien encore elles se balancent par un mouvement cadencé, rejettent alors le buste sur les hanches, et, le menton gentiment appuyé sur l'épaule, elles s'éloignent en souriant à la lente danseuse qui les suit.
Ne sont-ce pas là des tableaux pleins de jeunesse, de grâce et de fraîcheur ? La plume, hélas ! est impuissante, lorsqu'elle veut exprimer le parfum voluptueux qu'ils dégagent. Les grandes lignes du dessin, d'une sérieuse élégance, quoique empreintes encore de la gravité traditionnelle, échappent, par places, à la règle austère. Le moindre mouvement des danseuses désencastre leurs fluides contours de son étroit emprisonnement, comme le balancement de l'arbuste délivre un tendre bourgeon des rudes étreintes de l'écorce. La ligne violentée se dégage, çà et là, de la torture hiératique. Ô sacrilège ! voilà que la perspective des épaules s'accentue. Le buste tourne. Chaque tête révèle une expression particulière. Un effort de plus, qui peut-être eût coûté la vie à l'artiste, un effort de plus, et le tableau était parfait !
Les voilà donc, cependant, posées devant nous, ces filles d'Égypte, dont l'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, devait irriter un jour les désirs du roi Salomon. Les voilà donc portant au cou leur pectoral d'émaux et de cornalines, leur triple collier d'or, entremêlé de rangées de corail rouge, de chrysolites vertes, de bleus saphirs et de points d'argent ; avec leurs seins petits et parfumés, de formes exquises, à pointes relevées ; avec leurs yeux de colombe, aux regards avivés par le khol et l'antimoine ; avec leurs longs cheveux tressés, saupoudrés de poudre odorante, coupés au front par une lame d'or guillochée, que frôle un tendre bouton de lotus bleu ! Les voilà donc, l'oreille chargée d'une fleur d'or où frissonnent des étamines de cobalt et des graines de vermillon ; avec leur teint mat et doré par les feux tamisés du jour ; leurs belles joues, leurs lèvres fraîches et taillées en biseau, réunies par un fil d'écarlate ; leur cou jeune, ferme et suave ; leur taille ronde et souple ; leurs bras frêles emprisonnés dans des cylindres d'or, des annelets d'ivoire, des rangées d'olives de jaspes ; leurs poignets enchaînés d'un blond lacet d'où pendent des vipères d'or et des scarabées de serpentine ! Les voilà donc, ces beautés graves, dont le regard, le teint, les traits démentent le maintien réservé, presque muet. La transparence de leurs robes de gaze accuse et fait valoir les contours juvéniles de leurs flancs purs comme l'ivoire, blonds comme des monceaux de froment. Leurs cuisses charnues, d'un grain tiède et rose, se fondent voluptueusement, par une ligne suave, dans le genou modelé ; la jambe, élégante et frêle, porte bien sur le pied long, cambré, aux doigts séparés, qui pose sur une sandale de maroquin blanc à bords dorés, terminée en pointe et maintenue par une lanière plate sur le cou-de-pied. Quelques-unes sont coiffées de casques légers figurant une pintade dont les ailes et la queue, semées de points blancs, emboîtent amoureusement tout le crâne, et dont la petite tête vient curieusement se poser entre les deux yeux, au sommet du front. D'autres encore sont couronnées de majestueux diadèmes, surmontés de larges fleurs épanouies ou de plumes d'autruche à bouts roulés. Parfois, elles tiennent en main et respirent de gros bouquets de plantes bulbeuses, en se promenant lentement dans les cours ombreuses des gynécées. Parfois aussi, toutes nues, les deux genoux enfoncés dans le duvet de chardon d'un riche coussin, elles sont entourées de filles esclaves qui les inondent d'eaux de senteur et de parfums. Enfin, on les voit aussi le bras jeté au cou de quelque beau Pharaon, qui gracieusement les accueille en leur touchant le menton ; alors elles semblent dépouiller leur gravité irritante, sereine et douce."


extrait de "De l'idéal égyptien", par Ernest Feydeau (1821-1883), archéologue, écrivain, courtier en bourse et directeur de journaux. Père du fameux dramaturge Georges Feydeau, ami proche de Gautier (à qui il a consacré un livre) et de Flaubert, il a notamment écrit une très sérieuse étude sur L'Histoire des usages funèbres et la sépulture des peuples anciens (1850). 
Le texte reproduit ci-dessus a été publié dans L'Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, Volume 19, 1857

vendredi 5 février 2021

"La grande salle des Colonnes (de Karnak) est le plus étonnant prodige de l'ancienne civilisation égyptienne" (Léon Verhaeghe)

Column Hall of the Temple at Karnak - David Roberts (1796-1864)

"Après les temples et les palais de Louqsor, de Kournah, après Médinet-Abou, après le Rhamséion, les tombes des Rois et l'immense nécropole d'Assasif, qui ne croirait avoir épuisé cette longue suite de merveilles que le sol de Thèbes offre encore à l'admiration du voyageur ? Tout cela est éclipsé par les splendeurs de Karnak. C'est donc à Karnak qu'il faut finir : il est important de visiter les ruines de la grande capitale dans un ordre qui ménage en quelque sorte une progression croissante. Nous avons fait, le 3 janvier, une première visite, à ce lieu célèbre, et après tant d'impressions reçues, j'ai été comme transporté d'une admiration nouvelle. La grande salle des Colonnes est le plus étonnant prodige de l'ancienne civilisation égyptienne. Nec plus ultra : il ne nous reste plus rien à voir de nouveau, mais nous allons passer plusieurs jours à étudier à loisir tant de monuments à revoir et à admirer encore.
Une visite à Karnak n'est pas sans un bizarre inconvénient : c'est la poussière des ruines amoncelées autour des grands temples, ruines de tous les temps, depuis celles de la Thèbes antique jusqu'aux misérables débris de villages arabes périodiquement anéantis. Les murs du temple principal sont enfouis à demi sous ces décombres ; il a fallu dégager presqu'à moitié l'immense pylône qui domine toute la plaine, et qui signale au loin le temple-palais des Touthmès, des Séti, des Sésostris, le coeur de Thèbes, selon l'expression d'un voyageur.
Avant d'arriver au grand temple, il faut dépasser les avenues de Sphinx et les pylônes isolés qui s'avancent du côté de Louqsor, et parcourir les édifices secondaires qui semblent aujourd'hui défendre les approches de Karnak ; ils préparent l'âme du visiteur aux magnificences de ce sanctuaire auguste à tant de titres. Le temple de Rhamsès III et celui qui s'élève dans la première cour de Karnak sont à eux seuls de grands monuments. Le premier montre un portique parfaitement conservé, dont les grosses colonnes massives sont de l'effet le plus imposant.
L'immense étendue de la grande cour de Karnak frappe encore d'étonnement et d'admiration, malgré l'entassement de décombres qui en dépare les côtés, et la ruine des grandes colonnes qui formaient au milieu une majestueuse avenue. Une de ces colonnes est restée debout, comme une tour isolée. Le deuxième pylône, renversé par une force inconnue, remplit de sa ruine tout un côté de la cour ; nous sommes montés sur ces blocs amoncelés, jusqu'au sommet, pour avoir de Karnak une vue d'ensemble.
Mais j'avais d'abord voulu pénétrer dans la salle hypostyle pour satisfaire une curiosité aiguisée par tant de retards. On se rend compte de ses impressions par des comparaisons ; mais à quoi comparer la salle des Colonnes ? Ce n'est point le lieu de discuter des théories, de plaider des préférences. L'aspect de la salle hypostyle étonne, frappe, écrase. L'art égyptien a suivi des voies à lui : nulle école ne marchera sur de pareilles traces. L'imitation est impossible ; ce style ne saurait être porté hors de l'Égypte. Karnak en est le chef-d'oeuvre. Nous nous arrêtons, surpris, devant tout ce qui est gigantesque et simple ; c'est déjà presque le beau.
Une forêt de colonnes auprès desquelles l'homme ne se voit plus, et si rapprochées qu'elles forment un labyrinthe où l'on se perd, supporte à une hauteur immense les blocs d'un plafond cyclopéen, élevés dans les airs par une puissance qui n'a plus rien d'humain. Le plafond est entièrement détruit : il n'est resté que des traverses colossales qui s'appuient sur les colonnes. Quel n'était pas l'effet d'une telle construction ! Les dalles épaisses qui formaient le toit y conservaient une éternelle fraîcheur ; une obscurité transparente, si douce dans ce pays d'ardent soleil, ajoutait à la majesté du lieu. C'était l'auguste vestibule d'un édifice érigé aux grands dieux de Thèbes, et dans lequel résidaient, à l'ombre du sanctuaire, des rois déifiés. Une double puissance, désormais invincible, habitait cette enceinte : les hauts pylônes qui commandent l'attention de tous les points de la plaine de Thèbes ne permettaient pas qu'on l'oubliât.
Si l'art a produit dans le passé des oeuvres plus parfaites, la grande salle de Karnak demeure comme le plus étonnant monument de la puissance qu'un homme ait jamais acquise sur d'autres hommes.
L'avenue centrale, dont les colonnes ont la grosseur de celle de la place Vendôme, s'élevait à dix mètres au dessus des piliers latéraux. Cette nef immense était éclairée et aérée par de grandes fenêtres dont il ne subsiste qu'une seule. Une sorte de grillage, fait de longues tranches de pierre, laisse passer ce qu'il fallait d'air et de lumière. Les détails mêmes d'un si prodigieux édifice étaient grands et durables.
J'ai été vivement frappé de la beauté des deux obélisques qui sont demeurés debout au milieu de ces ruines sans fin, en arrière de la salle des Colonnes. Ils étaient quatre à l'entrée du sanctuaire, qu'ils semblaient garder. L'un des deux qui subsistent aujourd'hui compte parmi les plus grands de l’Égypte."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, par Léon-Francois Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

La vallée des Rois "fut pour les Thébains, sans doute, l'objet d'une vénération superstitieuse et mêlée d'effroi" (Léon Verhaeghe)

Valley of the Kings, Thebes by David Roberts (1796-1864)

"Rien de majestueux comme l'amphithéâtre de montagnes qui enceint la plaine de Thèbes au nord-ouest, et semble une limite tracée par la nature elle-même à la grande capitale égyptienne. Des rochers à pic, absolument privés de végétation, s'élèvent graduellement depuis les bords du Nil jusqu'au pic ardu qui marque le site de la vallée des Rois, et puis, s'abaissant par degrés, vont rejoindre plus loin la chaîne libyque. La beauté de leurs grandes lignes, l'éclat de leurs couleurs, font oublier l'affreuse aridité du désert : c'est un mur de pierre élevé pour défendre Thèbes de ce côté. Les parois escarpées de ces montagnes si bien défendues devaient être choisies pour devenir la nécropole de la grande ville : c'est là que les habitants de Thèbes ont creusé, selon le système de l'ancienne Égypte, leurs tombes sans nombre ; c'est dans une vallée de cette chaîne, la plus reculée, la plus mystérieuse, qu'ils ont enseveli leurs rois. On s'étonne des précautions infinies qu'ils prirent pour dérober ces restes précieux à toute recherche, à toute profanation : en dépit de tant de précautions, on sait quelle curiosité sacrilège a ouvert toutes ces tombes, et jeté au vent les cendres d'un peuple entier. (...)
La gorge de Bab-el-Molouk, aride, brûlante, offre un spectacle de désolation. Elle fait plusieurs détours et arrive enfin à la vallée des Rois, site lugubre de la dernière demeure des souverains de Thèbes. Les rois reposaient là dans la solitude du désert : aucune herbe ne croissait sur leurs tombes, aucun bruit n'y troublait le silence de la mort ; les funérailles royales accomplies, rien n'amenait de visiteurs dans ces lieux reculés, jusqu'à ce que mourût un autre roi. Cette vallée étroitement encaissée fut pour les Thébains, sans doute, l'objet d'une vénération superstitieuse et mêlée d'effroi : c'était une image de l'Amenti, la région souterraine que les prêtres égyptiens assignaient pour demeure aux morts, et le voyage des rois à la sombre vallée des tombeaux figurait la migration des âmes et l'appel à la vie future.
Au fond de la vallée s'ouvrent çà et là les tombes royales. Nulle marque extérieure n'en signale l'entrée : la découverte en est due au hasard ou bien à de patientes recherches. Tout semble calculé pour en faire oublier la trace aux générations à venir. Je ne me fusse pas douté, à quelques pas du premier tombeau, que j'allais voir la terre s'ouvrir, et une longue série de galeries et de chambres sépulcrales s'enfoncer à d'incroyables profondeurs, jusqu'au sanctuaire où reposaient les momies royales, reliques dont la poussière est dissipée depuis des siècles. Heureux les rois thébains dont la dépouille a pu être dérobée aux travaux des archéologues et à la curiosité moins respectable des passants."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, par Léon-Francois Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

mardi 2 février 2021

"Les monuments pharaoniques sont le patrimoine de l'humanité tout entière" (Victor Schoelcher)

temple de Khnoum - Esna. Photo MC

"Les monuments pharaoniques attestent la puissance à laquelle le génie de l'homme était parvenu aux temps les plus reculés de l'histoire ; à ce titre, ils n'appartiennent pas seulement à l’Égypte : ils sont, on peut dire, le patrimoine de l'humanité tout entière. (...) 
On doit d'autant plus regretter l'anéantissement de ces mémorables restes du passé, que l'historien et l'artiste peuvent y puiser comme à une mine pleine de richesse. Les sculptures des temples et des tombeaux étaient bien moins encore des décorations que des pages historiques. Elles disaient les souvenirs du pays, et chacun pouvait les lire, les consulter d'autant plus facilement que des légendes hiéroglyphiques en expliquaient sommairement le sens. Elles nous fournissent donc des détails authentiques sur l'histoire et la religion de ce peuple extraordinaire, et tous les jours la science, en se perfectionnant, en acquiert une intelligence plus complète. (...)
Sous le rapport de l'art, ces monuments ne commandent pas l'attention à un moins haut degré. L'architecture égyptienne n'est pas belle seulement par ses dimensions colossales : le style en est simple, noble, grand, toujours calme et fort. Il n'est pas un voyageur qui reste insensible à l'extraordinaire majesté de ces prodigieuses colonnades. Les fûts ont une finesse de ligne sans pareille. Les chapiteaux, soit qu'ils s'épanouissent ainsi que la fleur de lotus ouverte qui en a donné le modèle, soit qu'ils se resserrent en se renflant à la base comme la même fleur fermée, ont toujours un galbe d'une pureté exquise et sévère. Ces masses ne sont jamais lourdes, elles ne vous écrasent pas ; il semble au contraire qu'on y respire plus librement. Un des signes distinctifs de l'architecture égyptienne est de ne pas faire porter la frise directement sur le chapiteau, mais sur un de carré sortant du chapiteau. Cette disposition, bien que les Grecs, qui ont tout pris ici, ne l'aient point adoptée, donne incontestablement à la région supérieure des édifices plus d'air et de légèreté qu'on ne l'observe dans l'ordre architectural que nous avons imité des Athéniens.
Toutes les parties des monuments égyptiens, obélisques, pylônes, murs d'enceintes, ont toujours une légère inclinaison calculée du bas en haut ; leurs colonnes diminuent de même régulièrement de la base au sommet. La durée de ces édifices, prolongée au delà de celle des constructions grecques et romaines, répond que c'est là une condition de solidité scientifiquement observée. Il est bien reconnu que la forme pyramidale, admirablement observée, du reste, au Parthénon, est, de toutes, celle qui résiste le mieux à la destruction. Que de siècles d'études et d'expérience n'attestent pas de pareilles connaissances chez ceux qui les avaient il y a 3700 ans ? Et jusqu'où l'imagination ne remonte-t-elle pas dans le passé intellectuel de la société humaine, lorsqu'on vient à considérer que ces connaissances, les Égyptiens les tenaient eux-mêmes des Éthiopiens, comme nous avons eu lieu de l'établir (...) ?
On a longtemps discuté pour savoir si les Égyptiens possédaient l'art de construire des voûtes avec plusieurs pierres cunéiformes, et, comme on ne retrouve pas de voûtes dans leur architecture, on a conclu pour la négative. Il est hors de doute pour nous que, s'ils n'ont pas fait d'arcs cintrés de cette nature, c'est parce qu'ils n'ont pas voulu en faire. D'abord, M. Hoskins a démontré avec preuves que les Éthiopiens pratiquaient le système de cintrage dans toute sa perfection ; pourquoi serait-il resté caché aux Égyptiens ? Ensuite, on trouve des plafonds creusés en berceau dans les hypogées de Syout, de Beny-Hassan et aussi dans le tombeau de Psamméticus. Ce qu'il est rationnel de croire, c'est que le goût naturellement gigantesque des architectes pharaoniques, leur ayant fait tirer de leurs carrières de grès et de granit des monolithes de 33 mètres, ils ont jugé plus monumental de les employer que de construire des courbes quelconques. La voûte à forme cintrée est née de la pénurie des matériaux ; c'est une découverte issue, comme tant d'autres, de la nécessité. Les Grecs, à leur plus belle époque, placés près des immenses carrières du Pentélique, ont également dédaigné la voûte. Le Parthénon, le temple de Thésée, leurs plus magnifiques monuments, sont là pour le certifier."


extrait de L'Égypte en 1845, par Victor Schoelcher (1804-1893), homme politique français, connu pour son combat pour l'abolition définitive de l'esclavage.