"Après les temples et les palais de Louqsor, de Kournah, après Médinet-Abou, après le Rhamséion, les tombes des Rois et l'immense nécropole d'Assasif, qui ne croirait avoir épuisé cette longue suite de merveilles que le sol de Thèbes offre encore à l'admiration du voyageur ? Tout cela est éclipsé par les splendeurs de Karnak. C'est donc à Karnak qu'il faut finir : il est important de visiter les ruines de la grande capitale dans un ordre qui ménage en quelque sorte une progression croissante. Nous avons fait, le 3 janvier, une première visite, à ce lieu célèbre, et après tant d'impressions reçues, j'ai été comme transporté d'une admiration nouvelle. La grande salle des Colonnes est le plus étonnant prodige de l'ancienne civilisation égyptienne. Nec plus ultra : il ne nous reste plus rien à voir de nouveau, mais nous allons passer plusieurs jours à étudier à loisir tant de monuments à revoir et à admirer encore.
Une visite à Karnak n'est pas sans un bizarre inconvénient : c'est la poussière des ruines amoncelées autour des grands temples, ruines de tous les temps, depuis celles de la Thèbes antique jusqu'aux misérables débris de villages arabes périodiquement anéantis. Les murs du temple principal sont enfouis à demi sous ces décombres ; il a fallu dégager presqu'à moitié l'immense pylône qui domine toute la plaine, et qui signale au loin le temple-palais des Touthmès, des Séti, des Sésostris, le coeur de Thèbes, selon l'expression d'un voyageur.
Avant d'arriver au grand temple, il faut dépasser les avenues de Sphinx et les pylônes isolés qui s'avancent du côté de Louqsor, et parcourir les édifices secondaires qui semblent aujourd'hui défendre les approches de Karnak ; ils préparent l'âme du visiteur aux magnificences de ce sanctuaire auguste à tant de titres. Le temple de Rhamsès III et celui qui s'élève dans la première cour de Karnak sont à eux seuls de grands monuments. Le premier montre un portique parfaitement conservé, dont les grosses colonnes massives sont de l'effet le plus imposant.
L'immense étendue de la grande cour de Karnak frappe encore d'étonnement et d'admiration, malgré l'entassement de décombres qui en dépare les côtés, et la ruine des grandes colonnes qui formaient au milieu une majestueuse avenue. Une de ces colonnes est restée debout, comme une tour isolée. Le deuxième pylône, renversé par une force inconnue, remplit de sa ruine tout un côté de la cour ; nous sommes montés sur ces blocs amoncelés, jusqu'au sommet, pour avoir de Karnak une vue d'ensemble.
Mais j'avais d'abord voulu pénétrer dans la salle hypostyle pour satisfaire une curiosité aiguisée par tant de retards. On se rend compte de ses impressions par des comparaisons ; mais à quoi comparer la salle des Colonnes ? Ce n'est point le lieu de discuter des théories, de plaider des préférences. L'aspect de la salle hypostyle étonne, frappe, écrase. L'art égyptien a suivi des voies à lui : nulle école ne marchera sur de pareilles traces. L'imitation est impossible ; ce style ne saurait être porté hors de l'Égypte. Karnak en est le chef-d'oeuvre. Nous nous arrêtons, surpris, devant tout ce qui est gigantesque et simple ; c'est déjà presque le beau.
Une forêt de colonnes auprès desquelles l'homme ne se voit plus, et si rapprochées qu'elles forment un labyrinthe où l'on se perd, supporte à une hauteur immense les blocs d'un plafond cyclopéen, élevés dans les airs par une puissance qui n'a plus rien d'humain. Le plafond est entièrement détruit : il n'est resté que des traverses colossales qui s'appuient sur les colonnes. Quel n'était pas l'effet d'une telle construction ! Les dalles épaisses qui formaient le toit y conservaient une éternelle fraîcheur ; une obscurité transparente, si douce dans ce pays d'ardent soleil, ajoutait à la majesté du lieu. C'était l'auguste vestibule d'un édifice érigé aux grands dieux de Thèbes, et dans lequel résidaient, à l'ombre du sanctuaire, des rois déifiés. Une double puissance, désormais invincible, habitait cette enceinte : les hauts pylônes qui commandent l'attention de tous les points de la plaine de Thèbes ne permettaient pas qu'on l'oubliât.
Si l'art a produit dans le passé des oeuvres plus parfaites, la grande salle de Karnak demeure comme le plus étonnant monument de la puissance qu'un homme ait jamais acquise sur d'autres hommes.
L'avenue centrale, dont les colonnes ont la grosseur de celle de la place Vendôme, s'élevait à dix mètres au dessus des piliers latéraux. Cette nef immense était éclairée et aérée par de grandes fenêtres dont il ne subsiste qu'une seule. Une sorte de grillage, fait de longues tranches de pierre, laisse passer ce qu'il fallait d'air et de lumière. Les détails mêmes d'un si prodigieux édifice étaient grands et durables.
J'ai été vivement frappé de la beauté des deux obélisques qui sont demeurés debout au milieu de ces ruines sans fin, en arrière de la salle des Colonnes. Ils étaient quatre à l'entrée du sanctuaire, qu'ils semblaient garder. L'un des deux qui subsistent aujourd'hui compte parmi les plus grands de l’Égypte."
Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, par Léon-Francois Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.
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