samedi 6 février 2021

"L'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, (des) filles d'Égypte", par Ernest Feydeau

tombe de Nebamon (Thèbes) - Wikipedia

"(Dans l'art égyptien)... les femmes partagent avec les dieux et les rois les honneurs de reproductions nombreuses, fidèles et savantes. Tantôt on les rencontre isolées, tantôt réunies en groupes. Les plus charmants sont incontestablement ceux des musiciennes et des danseuses. 
Quelques hypogées de Thèbes ont encore conservé ces adorables tableaux, qui datent de près de quatre mille ans. Là, sur ces murs recouverts d'un enduit lilas ou gris de lin, on peut revoir encore ces jeunes filles vêtues de longues robes de gaze flottante, qui laissent deviner et souvent briller au grand jour leurs formes juvéniles, leur taille élégante et souple, et jusqu'au ton doré de leur jeune chair. Les unes, les cheveux tordus en fines cordelettes, les autres, les cheveux crêpelés, le front couvert d'un bandeau que relève gracieusement un bouton de lotus ouvert ; toutes, parées de colliers de grains de corail, de disques d'oreilles aplatis, de bracelets de pierres vertes, de pâte vitreuse et de lapis ; toutes, les reins sanglés d’étroites et licencieuses ceintures ; tenant entre leurs doigts effilés des mandores à longs manches d'où pendent des houppes rouges, gonflant leurs brunes joues pour souffler dans la flûte à deux tubes, frappant du plat des doigts la double peau tendue des tambourins carrés, frôlant du bout des ongles les cinq cordes de la lyre, ou bien secouant en l'air des sistres de bronze à têtes d'Hathor : toutes marchent sur deux files, tournent paresseusement sur elles-mêmes, s'appuyant sur le bout du pied, ou bien elles s'agenouillent, se frappent la poitrine de leurs petits poings fermés ; ou bien encore elles se balancent par un mouvement cadencé, rejettent alors le buste sur les hanches, et, le menton gentiment appuyé sur l'épaule, elles s'éloignent en souriant à la lente danseuse qui les suit.
Ne sont-ce pas là des tableaux pleins de jeunesse, de grâce et de fraîcheur ? La plume, hélas ! est impuissante, lorsqu'elle veut exprimer le parfum voluptueux qu'ils dégagent. Les grandes lignes du dessin, d'une sérieuse élégance, quoique empreintes encore de la gravité traditionnelle, échappent, par places, à la règle austère. Le moindre mouvement des danseuses désencastre leurs fluides contours de son étroit emprisonnement, comme le balancement de l'arbuste délivre un tendre bourgeon des rudes étreintes de l'écorce. La ligne violentée se dégage, çà et là, de la torture hiératique. Ô sacrilège ! voilà que la perspective des épaules s'accentue. Le buste tourne. Chaque tête révèle une expression particulière. Un effort de plus, qui peut-être eût coûté la vie à l'artiste, un effort de plus, et le tableau était parfait !
Les voilà donc, cependant, posées devant nous, ces filles d'Égypte, dont l'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, devait irriter un jour les désirs du roi Salomon. Les voilà donc portant au cou leur pectoral d'émaux et de cornalines, leur triple collier d'or, entremêlé de rangées de corail rouge, de chrysolites vertes, de bleus saphirs et de points d'argent ; avec leurs seins petits et parfumés, de formes exquises, à pointes relevées ; avec leurs yeux de colombe, aux regards avivés par le khol et l'antimoine ; avec leurs longs cheveux tressés, saupoudrés de poudre odorante, coupés au front par une lame d'or guillochée, que frôle un tendre bouton de lotus bleu ! Les voilà donc, l'oreille chargée d'une fleur d'or où frissonnent des étamines de cobalt et des graines de vermillon ; avec leur teint mat et doré par les feux tamisés du jour ; leurs belles joues, leurs lèvres fraîches et taillées en biseau, réunies par un fil d'écarlate ; leur cou jeune, ferme et suave ; leur taille ronde et souple ; leurs bras frêles emprisonnés dans des cylindres d'or, des annelets d'ivoire, des rangées d'olives de jaspes ; leurs poignets enchaînés d'un blond lacet d'où pendent des vipères d'or et des scarabées de serpentine ! Les voilà donc, ces beautés graves, dont le regard, le teint, les traits démentent le maintien réservé, presque muet. La transparence de leurs robes de gaze accuse et fait valoir les contours juvéniles de leurs flancs purs comme l'ivoire, blonds comme des monceaux de froment. Leurs cuisses charnues, d'un grain tiède et rose, se fondent voluptueusement, par une ligne suave, dans le genou modelé ; la jambe, élégante et frêle, porte bien sur le pied long, cambré, aux doigts séparés, qui pose sur une sandale de maroquin blanc à bords dorés, terminée en pointe et maintenue par une lanière plate sur le cou-de-pied. Quelques-unes sont coiffées de casques légers figurant une pintade dont les ailes et la queue, semées de points blancs, emboîtent amoureusement tout le crâne, et dont la petite tête vient curieusement se poser entre les deux yeux, au sommet du front. D'autres encore sont couronnées de majestueux diadèmes, surmontés de larges fleurs épanouies ou de plumes d'autruche à bouts roulés. Parfois, elles tiennent en main et respirent de gros bouquets de plantes bulbeuses, en se promenant lentement dans les cours ombreuses des gynécées. Parfois aussi, toutes nues, les deux genoux enfoncés dans le duvet de chardon d'un riche coussin, elles sont entourées de filles esclaves qui les inondent d'eaux de senteur et de parfums. Enfin, on les voit aussi le bras jeté au cou de quelque beau Pharaon, qui gracieusement les accueille en leur touchant le menton ; alors elles semblent dépouiller leur gravité irritante, sereine et douce."


extrait de "De l'idéal égyptien", par Ernest Feydeau (1821-1883), archéologue, écrivain, courtier en bourse et directeur de journaux. Père du fameux dramaturge Georges Feydeau, ami proche de Gautier (à qui il a consacré un livre) et de Flaubert, il a notamment écrit une très sérieuse étude sur L'Histoire des usages funèbres et la sépulture des peuples anciens (1850). 
Le texte reproduit ci-dessus a été publié dans L'Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, Volume 19, 1857

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.