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mardi 5 juillet 2022

Le couvent Sainte-Catherine du Sinaï, par Pierre Loti : "Toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère"

Le couvent du Sinaï, vers 1858, par Francis Frith

"La petite veilleuse, qui tremblotait devant l'icône, finit par s'éteindre, au moment où m'éveillent des cloches sonnant matines, en vibrations d'argent dans un absolu silence. Puis, je reperds conscience de tout, jusqu'à l'heure où je vois filtrer, au travers du bois de ma fenêtre, un jet de clair soleil.
Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d'émerveillement presque, tant le lieu est étrange... Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l'atmosphère est pure, et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d'escaliers, de galeries, d'arceaux, descendant aux précipices d'en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d'espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s'ouvrent fait partie elle­-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu'en respirant l'air trop vif, d'être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d'un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge, mais d'un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre, trop verticales et montant trop haut, donnant presque du vertige et de la terreur.
Le peu qu'on voit du ciel est d'une profonde limpidité bleue et le soleil éclaire magnifiquement. (...) Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l'antiquité s'accentue encore sous ce soleil (...). On sent que c'est vraiment bien là cette “demeure de la solitude” entourée partout de déserts."

extrait de Le désert, 1895, par Pierre Loti.
Louis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti (1850-1923) est un écrivain et officier de marine français.

vendredi 3 janvier 2020

"Le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée", par Pierre Loti

"Le Sphinx en hiver", par Hossam Abbas
"La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains lui ont laissé de son désert ; il y avait à descendre la pente de cette dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour maintenir en un tel lieu plus de silence. Et çà et là s'ouvrait quelque trou noir : soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.
Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à l'apercevoir, lui, le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée, vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune ; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait, peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté ; déjà dédaigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand mystère. Et, quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en face - sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le nôtre, - on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce masque mutilé !
En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx ; si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé, rapetissé, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine. Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous les enchantements de la lune. (...)

On dit qu'il fut jadis d'une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il trônait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dallée de longues pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit, dans sa décrépitude finale ? Presque enseveli par ces sables du désert Libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans l'air. 
Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent de nos jours les intelligences vraiment supérieures ; les uns (esprits forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec ; les autres, intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le silence.
Les tons roses commencent à pâlir sur le Sphinx et les Pyramides ; tout blêmit à vue d'œil, dans le surnaturel décor, parce que la lune, s'élevant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus glacée. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs artificiellement mouillés, continue de monter, s'enhardit à envelopper le grand visage muet, lequel persiste à regarder cette lune morte et à lui adresser son même déconcertant sourire.
De moins en moins l'on croirait avoir devant soi un colosse réel, mais décidément rien que le reflet dilaté d'une chose qui serait ailleurs, dans un autre monde. Et derrière lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions d'Apocalypse.
Or, peu à peu, voici qu'une tristesse insoutenable se dégage des trop larges yeux aux orbites vides, - car, en ce moment, ce que le Sphinx a l'air de savoir depuis tant de siècles, comme ultime secret, mais de taire avec une mélancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse nécropole, là en dessous, tout le peuple des morts aurait été leurré, malgré la piété et les prières, le réveil n'ayant encore jamais sonné pour personne ; et c'est que la création d'une humanité pensante et souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres espoirs seraient vains, mais vains à faire pitié !" 


extrait de La mort de Philae, par Pierre Loti (1850-1923). De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud, cet écrivain français a mené parallèlement une carrière d'officier de marine.

vendredi 12 octobre 2018

Une "promenade de la fin de temps", au coeur de l'île de Philae engloutie sous les eaux, par Pierre Loti




auteur de ce cliché non mentionné
 "Philae...
C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers contrastait avec ces hautes désolations érigées alentour comme une muraille. Aujourd'hui, à cause du "barrage" établi par les Anglais, l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus ; ce lac, presque une petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis - qui trônait là depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de colonnades et de statues - émerge encore à demi, seul et bientôt noyé lui-même ; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à cette heure où la nuit commence de confondre toutes choses. (...)
Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement sur ce lac artificiel - que soutient comme en l'air une maçonnerie anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante ; lac sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ses eaux troubles des ruines sans prix : temples des dieux de l'Égypte, églises des premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des embruns, par l'écume de mille petites lames méchantes.
Nous approchons de ce qui fut l'île sainte.
Par places, des palmiers, dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir, montrent encore leur tête, leurs plumets mouillés, donnant des aspects d'inondation, presque de cataclysme.
Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de Philae, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du Sphinx ou des Pyramides. Il s'élevait jadis sur un piédestal de hauts rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans l'eau à l'intention de quelque royale naumachie.
Nous y entrons avec notre barque, et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité antique ; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune du crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le kiosque de Philae, dans ce désarroi précurseur de son éboulement ! Ses colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes, semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de pierre : tout à fait kiosque de rêve maintenant, et que l'on sent si près de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus. (...)

Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et envahissante, parmi les palmiers noyés, fait un détour, afin de nous conduire au temple par le chemin que prenaient à pied les pèlerins du vieux temps, par la voie naguère encore magnifique, bordée de colonnades et de statues. Entièrement engloutie aujourd'hui, cette voie-là, que l'on ne reverra jamais plus ; entre ses doubles rangées de colonnes, l'eau nous porte à la hauteur des chapiteaux, qui émergent seuls et que nous pourrions toucher de la main. - Promenade de la fin des temps, semble-t-il, dans cette sorte de Venise déserte, qui va s'écrouler, plonger et être oubliée. 
Le temple. Nous sommes arrivés. Au-dessus de nos têtes se dressent les énormes pylônes, ornés de personnages en bas-relief : une Isis géante qui tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinités au geste de mystère. La porte, qui s'ouvre dans l'épaisseur de ces murailles, est basse, d'ailleurs à demi noyée, et donne sur des profondeurs déjà très en pénombre. Nous entrons à l'aviron dans le sanctuaire. Et, dès que notre barque a passé au-dessus du seuil sacré, les bateliers interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on leur a appris à l'usage des touristes : Hip ! hip ! hip ! hurrah !
Oh ! l'effet de profanation grossière et imbécile que cause ce hurlement de la joie anglaise, à l'instant où nous pénétrions là, le cœur serré par tant de vandalisme utilitaire ! Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont été déplacés et ne recommenceront pas ; peut-être même, au fond de leur âme nubienne, nous savent-ils gré de leur avoir imposé silence. Il fait plus sombre là dedans bien que ce soit à ciel ouvert, et le vent glacé siffle plus lugubrement qu'au dehors ; on est transi par une humidité pénétrante, - humidité d'importation, bien inconnue autrefois dans ce pays avant
qu'on l'eût inondé. Nous sommes dans la partie du temple non couverte, celle où venaient s'agenouiller les fidèles. La sonorité des granits alentour exagère le bruit des avirons sur cette eau enclose, et c'est si déroutant de ramer et de flotter entre ces deux murs où jadis pendant des siècles les hommes se sont prosternés
le front contre les dalles !"



extrait de La mort de Philae, par Pierre Loti (1850-1923). De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud, cet écrivain français a mené parallèlement une carrière d'officier de marine.