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jeudi 6 février 2020

"Un voyage dans les régions de la mort", par Gaston Maspero, à propos de la Vallée des Rois

La Vallée des Rois, par Émile Béchard, 1870 
"Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel"
"... je me demande parfois si ces tombeaux, à s'illuminer si largement, ne perdent pas quelque peu de l'attrait qu'ils présentaient. Certes, ce n'est pas ainsi que les Égyptiens les avaient conçus, et jamais, en aucun temps de leur histoire, ils ne les virent plus distinctement que ne faisaient les voyageurs européens il y a un demi-siècle, avant l'invasion du fil de magnésium. Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel. L'ombre les engloutissait, mordant sans relâche sur le faible halo rougeâtre que leur torche émettait.
Sous cette lueur tremblante et courte, les murs et leur décor demeuraient presque invisibles : les figures de dieux et les inscriptions sorties imparfaitement de la nuit s'y replongeaient aussitôt, dès que le cortège était passé. L'on avançait comme dans un rêve hanté de formes mystérieuses, et de fait, l'hypogée n'était déjà plus de notre monde à 
nous. On l'avait creusé à l'image des vallées sourdes que le soleil parcourait chaque soir, et où les âmes non vouées à Osiris séjournaient mélancoliques : on avait peint ou ciselé sur ses parois la course de l'astre à travers ces populations d'esprits dolents et de génies farouches, son escorte de dieux magiciens, le portrait des ennemis qu'il y combattait et des amis qui l'aidaient à vaincre ces ennemis, les incantations qu'il lui fallait entonner pour sortir triomphant de ses épreuves. 
Une descente chez Sétouî mal éclairé était, pour les modernes comme pour les anciens, l'image affaiblie d'un voyage dans les régions de la mort ; n'est-ce pas détruire l'effet calculé par les Égyptiens que d'y prodiguer la lumière ? Aux touristes qui connaissent la destinée des Pharaons, il manquera peut-être la sensation d'horreur religieuse qu'ils attendaient, mais combien seront-ils par année ? La foule, qui veut avant tout voir les merveilles dont on lui a parlé et non pas les deviner, n'a point de ces scrupules : la promenade lui est plus facile depuis que l'électricité fonctionne, et elle est ravie. Les choses sont d'ailleurs arrangées de telle manière que chacun, s'il le veut, se remet instantanément dans les conditions anciennes. Au tombeau d'Aménôthès II, par exemple, où la momie est encore à sa place dans le sarcophage, on procède à la répétition de l'une des cérémonies qu'on célébrait le jour des funérailles. À un moment donné, les lampes s'éteignent et les ténèbres se font, puis une lueur pointe au-dessus de la tête du souverain. C'est ce que les prêtres appelaient l'Illumination de la Face : ils projetaient la flamme de leurs lampes au masque de la momie pour lui assurer la jouissance de la lumière éternelle. Après quelques minutes, le guide rallume les autres lampes, toutes à la fois si on le lui demande, l'une après l'autre lorsqu'on le préfère ainsi : il a donc de quoi varier ses effets et montrer la tombe sous son aspect d'autrefois avant de la ramener à celui d'à-présent.
Les six hypogées sont machinés de même, et notre système offre du moins l'avantage de pouvoir contenter tout le monde. À ceux qui désirent connaître la décoration en détail et la bien voir, il verse la lumière à flots, sans risque ni dommage pour le monument. Il laisse aux raffinés la demi-obscurité et il leur procure l'illusion d'une visite aux dieux de l'enfer égyptien."



Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

mercredi 13 novembre 2019

"Une expression souveraine de force et de grandeur" (Gaston Maspero, à propos du Sphinx de Giza)

illustration extraite de L'archéologie égyptienne, de G. Maspero

"La statue la plus ancienne qu'on ait trouvée jusqu'à ce jour est un colosse, le Sphinx de Gizèh. Il existait déjà du temps de Khéops, et peut-être ne se trompera-t-on pas beaucoup si l'on se hasarde à reconnaître en lui l'œuvre des générations antérieures à Minî, celles que les chroniques sacerdotales appelaient les Serviteurs d'Hor. 
Taillé en plein roc, au rebord extrême du plateau libyque, il semble hausser la tête pour être le premier à découvrir par-dessus la vallée le lever de son père le soleil. Les sables l'ont tenu enterré jusqu'au menton pendant des siècles, sans le sauver de la ruine. Son corps effrité n'a plus du lion que la forme générale. Les pattes et la poitrine, réparées sous les Ptolémées et sous les Césars, ne retiennent qu'une partie du dallage dont elles avaient été revêtues à cette époque pour dissimuler les ravages du temps. Le bas de la coiffure est tombé, et le cou aminci semble trop faible pour soutenir le poids de la tête. Le nez et la barbe ont été brisés par des fanatiques, la teinte rouge qui avivait les traits est effacée presque partout. Et pourtant l'ensemble garde jusque dans sa détresse une expression souveraine de force et de grandeur. Les yeux regardent au loin devant eux, avec une intensité de pensée profonde, la bouche sourit encore, la face entière respire le calme et la puissance. L'art qui a conçu et taillé cette statue prodigieuse en pleine montagne était un art complet, maître de lui-même, sûr de ses effets. Combien de siècles ne lui avait-il pas fallu pour arriver à ce degré de maturité et de perfection ?"


extrait de L'archéologie égyptienne, 1887, par Gaston Maspero (1846-1916)

vendredi 19 juillet 2019

Le Musée égyptien du Caire, avec Gaston Maspero et le Guide National Geographic




“Le Musée égyptien du Caire est entièrement l'œuvre du Service des Antiquités, mais combien y en a-t-il parmi les visiteurs qui sachent comment il fut créé et l'histoire de ses années premières ? L'œuvre est là avec ses statues colossales, ses blocs de granit ou de schiste taillés en sarcophages, ses milliers d'objets rares et précieux, sans qu'ils soupçonnent le labeur immense qu'elle a exigé, ni l'effort de volonté presque surhumain qui a été déployé pour la maintenir et pour la continuer une fois fondée, dans un pays qui n'avait pas le respect de ses monuments et où les gouvernements ne commencèrent à s'inquiéter que fort tard de conserver les vestiges de leur passé glorieux.
Dès le XVIIe et le XVIIIe siècles, les cabinets de curiosités des souverains, et des riches particuliers renfermaient d'ordinaire quelques stèles, quelques statues de dimensions médiocres, des figurines de divinités, des fragments de papyrus, mais, de préférence, les objets qui caractérisent encore les civilisations du Nil aux yeux de la foule, des scarabées, des statuettes funéraires, des cercueils et des momies. Toutefois, on ne les y trouvait qu'en petit nombre, et la difficulté des transports ne permettait pas qu'on rapportât les morceaux lourds dont parlaient les rares voyageurs qui s'étaient aventurés jusqu à la première cataracte.
L'expédition de Bonaparte et l'avènement de Mohammed Aly rendant les ruines de Thèbes plus accessibles aux Européens, le goût des érudits et la mode se portèrent sur les choses de l'Égypte. Les consuls accrédités auprès du Pacha se firent antiquaires avec passion : ils obtinrent de lui des firmans qui les autorisaient à exploiter les nécropoles, et leurs agents, les Yanni, les Athanasi, les Rifaud leur expédièrent d'année en année de véritables cargaisons de monuments antiques. (...) Ce fut un pillage effréné qui dura plus de trente ans et contre lequel les savants ne se privèrent pas de protester. Champollion, qui vit les fouilleurs à la besogne de 1828 à 1830, mesura l'étendue du mal qu'ils faisaient et proposa le remède : dans un mémoire qu'il remit à Mohammed Aly en 1830, quelques jours avant son départ pour la France, il réclama l'établissement d'un service de conservation des antiquités de l'Égypte.
S'il eût été écouté, bien des édifices aujourd'hui détruits auraient été conservés à l'admiration et à l'étude, mais les consuls et les résidents étrangers, auxquels il enlevait le moyen de s'enrichir, le représentèrent comme un révolutionnaire dangereux, et le Pacha, qui tenait à ne pas les mécontenter, ensevelit le mémoire aux archives de l'État. Néanmoins, l'idée était entrée dans son cerveau : elle y germa et elle finit par éclore cinq ans plus tard.”
(extrait de “Guide du visiteur au Musée du Caire”, par Gaston Maspero, 1915)

“On peut dater la création du Musée égyptien du Caire de 1835, date à laquelle Méhémet-Ali décida de mettre fin au pillage des sites archéologiques en concevant le futur Service des antiquités ainsi que l’idée d’une collection permanente d'objets d’art dans la capitale. Pendant quelques années encore, jusqu’en 1858 environ, les premières collections d'objets se présentaient sous forme de dépôts disséminés dans différents édifices.
Ensuite, sous l'impulsion d’Auguste Mariette, le Service des antiquités destiné à
découvrir et à préserver les monuments antiques fut officiellement constitué.(...) Nommé directeur du Service des antiquités en 1858, Mariette réussit à faire transformer des locaux de l’ancienne compagnie fluviale, dans le quartier de Boulaq, pour créer le noyau du futur Musée égyptien du Caire, avant que les collections égyptiennes, qui ne cessaient de s'enrichir, pussent être conservées dans un lieu digne de les accueillir au cœur de la capitale.”
(extrait de l’introduction du guide National Geographic “Les trésors de l’Égypte ancienne au Musée égyptien du Caire”, 2001)

jeudi 27 juin 2019

"En pleine Thèbes", avec Gaston Maspero

Temple de Louxor, vu du Nil, par Hector Horeau (1801-1872 )

"C'est en abordant Thèbes par le Nil que l'on saisit le mieux l'impériale beauté du site où elle trôna pendant des siècles. Plusieurs heures avant qu'on l'atteigne, par le travers d'El Khizâm et de Gamoléh, un grand cap de falaises abruptes monte à l'horizon, dominé sur la droite par un sommet en pyramide, et plus bas vers la gauche, trois pics aigus surgissent qui se recourbent à la pointe comme des cimes d'arbres pliant sous le vent. Ce sont les témoins de la plaine thébaine, les bornes entre lesquelles elle se déploie et qui en arrêtent l'expansion ; aux heures funestes de l'histoire, lorsque les hordes d'envahisseurs accourues des bords du Tigre ou descendues des plateaux de l'Éthiopie les apercevaient, elles savaient que le terme de leurs fatigues était proche et elles se préparaient à fournir un dernier choc pour forcer la proie longtemps convoitée. Les trois pics s'éclipsent bientôt, car le chenal double fidèlement les contours de la rive droite, et la berge, haute, découpée en pleine terre comme au couteau, boisée d'acacias, de tamarisques, de nabécas, de dattiers, borne presque partout la vue de ce côté, mais le paysage de la rive gauche se précise et se modifie d'instant en instant. La falaise s'adoucit à son pied et elle se raccorde à des croupes entre lesquelles des gorges bâillent, dont la dernière, accusée sur le fond jaune par une ombre violente, marque l'entrée des ravins qui mènent aux Vallées des Rois. Le décor pivote et tourne au premier coude, démasquant une seconde rangée de hauteurs qui se retirent par échelons dans l'extrême Sud et se vont perdant vers Erment, parmi des lointains de collines violettes, mais presque aussitôt une vision singulière semble jaillir du fleuve même, repoussée en vigueur sur un écran d'arbres, les tours crénelées et le portail étroit d'un petit castel sarrasin, rayé rouge et blanc, qu'un Hollandais, M. Insinger, a bâti sur un promontoire par delà Louxor. 
À partir de ce moment on nage déjà en pleine Thèbes. La ville des morts défile en panorama sur la rive gauche, les pentes  ondulées de Drah-abou'l-neggah, le cirque de Déîr el-Bahari, sa longue colonnade blanche, ses plans inclinés, ses étages de portiques superposés, sa façade irrégulière, puis la colline de Chéîkh Abd-el-Gournah criblée de tombes, puis collé aux flancs de la montagne, un bloc de murailles grises où la chapelle de Déîr el-Médinéh est emprisonnée, enfin, presque au dernier plan, entre des taches de verdure, la silhouette indistincte de Médinét-Habou. Cependant, à main droite, les chapiteaux et les tours de Karnak courent un moment au ras du sol avant de s'enfoncer sous les arbres. Des antennes de barques fusent derrière un éperon de terre au tournant, sur un tertre irrégulier de décombres antiques, un amas de constructions multicolores apparaît, et tandis que le vapeur manœuvre pour accoster, des minarets se lèvent, une pointe d'obélisque, la corniche hardie d'un  pylône, une allée de colonnes géantes, un temple entier avec ses cours encadrées de portiques, ses salles hypostyles, ses chambres à ciel ouvert, ses parois ciselées d'hiéroglyphes et brunies par le temps. Le quai où l'on aborde est le vieux quai des Ptolémées, consolidé et rapiécé par endroits depuis une dizaine d'années. Un grouillement d'âniers, de drogmans, de badauds européens et de marchands d'antiquités happe le voyageur au débarqué, les valets d'hôtel se le disputent sous l'oeil vigilant de deux gendarmes, et l'hôtel de Louxor est à deux pas qui lui ouvre sa porte hospitalière, barbouillée d'ornements soi-disant égyptiens par un peintre du cru. 
Le temple a vraiment grande mine, maintenant qu'il est déblayé presque en entier, et le soir, après que le flot bruyant des touristes s'est écoulé, la pensée le rétablit aisément tel qu'il était aux siècles de sa splendeur. L'ombre qui l'envahit voile les brèches, atténue les martelages des Coptes, habille la misère des colonnes, répare l'injure des bas-reliefs. Le cri du muezzin, éclatant soudain dans la mosquée d'Abou'l-Haggag, retentit à travers les ruines comme un appel à la prière de quelque prêtre d'Amon, roi des dieux, oublié à son poste, et l'on s'attend presque à entendre un chœur de voix et de harpes en sourdine lui répondre du sanctuaire par un hymne mélancolique au soleil couchant. L'imagination a tôt fait de descendre à terre les files de personnages qui s'étagent sur les parois et de les mener en théorie solennelle, enseignes hautes, encensoirs fumants, la barque sacrée où dort l'image du dieu aux épaules de ses porteurs, par les couloirs étouffés, par les salles à colonnes, par les cours, par les portes triomphales, par les allées de sphinx ou de béliers colossaux dont les restes s'en vont vers Karnak au milieu des campagnes muettes. Elle risque malheureusement de les y heurter à quelque procession baroque du genre de celle que je rencontrai hier, presque à la hauteur du carrefour de l'obélisque, une manche de mousquetaires Louis XIII fort défraîchis, mais soufflant bravement dans des cuivres et tapant de la grosse caisse à tour de bras, deux enfants en perruque blonde et en tunique rose, à califourchon sur un poney chevelu, puis, côte à côte, une amazone des plus correctes et un hercule de foire en maillot blanc et caleçon rouge pailleté, enfin un peloton de postillons Empire, montés sur des ânes blancs si graves qu'à première vue on devait les estimer savants et très savants, un cirque de fête foraine en parade avant une représentation de gala. De temps à autre, l'orchestre se taisait, l'hercule débitait son boniment en arabe et il adjurait les habitants de ne pas ménager leurs piastres, puis la musique redoublait et la cavalcade repartait en piaffant."

Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

mardi 18 juin 2019

"C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue" (Gaston Maspero)

Mastaba de Ty
 "Qui (...), après avoir navigué sur le Nil deux ou trois jours seulement, ne s'est pas senti amené à constater combien les scènes que les vieux Égyptiens retraçaient sur leurs monuments sont conformes à la nature présente et l'interprètent fidèlement, même dans celles de leurs conventions qui nous semblent le plus éloignées d'elle ? Le brouillard dissipé, la dahabiéh a repris sa course. Les matelots rament vigoureusement en rythmant la nage sur la voix du chanteur : Fi'r-rodh ra'et hebbîl-gamil (Dans le jardin j'ai vu mon ami joli), et ils répètent tous à l'unisson, avec une intonation basse et traînante Hebbîl-gamil. Avant même qu'ils se soient tus, le soliste attaque dans les notes hautes le refrain sacramentel, ia lél, ô nuit ! Il bat le trille, prolonge les sons, les enfle, les étouffe, puis, à bout d'haleine, il arrête la dernière note d'un coup de gosier sec. Il se rengorge dans sa roulade, et, tandis que l'équipage éclate en applaudissements, je regarde à l'aventure le fleuve et les deux rives. Là-bas, bien en ligne sur un banc de sable fauve, une bande de grands vautours se chauffe au soleil ; les pattes écartées, le dos voûté, le cou plié et rencogné dans les épaules, les ailes ramenées en avant de chaque côté de la poitrine, ils reçoivent béatement la large coulée de lumière qui se répand sur leurs plumes et les pénètre de sa tiédeur. C'est ainsi que les vieux sculpteurs représentaient au repos le vautour de Nekhabit, la déesse protectrice des Pharaons et qui les ombrage de ses ailes. Séparez par l'esprit le plus gros de la bande, coiffez-le du pschent ou du bonnet blanc, mettez-lui le sceptre de puissance aux griffes, campez-le de profil sur la touffe de lotus épanouis qui symbolise la Haute-Égypte, vous aurez le bas-relief qui décore un des côtés de la porte principale au temple de Khonsou, mais vous aurez aussi, sous le harnachement, un vautour véritable la surcharge des attributs religieux n'aura pas supprimé la réalité de l'oiseau.
Un aigle pêcheur va et vient à vingt mètres au-dessus de nous en quête de son repas du matin. Il décrit des cercles immenses, en battant l'air lentement, puis soudain il s'abandonne et il glisse appuyé sur ses ailes, le corps suspendu entre elles, les pattes allongées, la tête tendue, interrogeant de l'œil les dessous de l'eau. À le voir filer ainsi, presque immobile, on dirait un épervier des sculptures thébaines, l'Horus qui plane sur le casque du Pharaon dans les batailles ou qui, déployé aux plafonds des temples, domine le trajet de la nef centrale des portes de l'hypostyle à celles du sanctuaire. Qu'il se laisse tomber tout à l'heure et qu'il se relève avec sa proie, il l'emportera du même geste et de la même allure dont l'Horus promenait à travers la mêlée son chasse-mouche mystique et son anneau symbole de l'éternité. Une bande d'ânes qui sort d'un creux derrière la digue, sous un faix de sacs gonflés, pourrait être celle-là même qui servit de modèle aux dessinateurs du tombeau de Ti pour la rentrée des gerbes. Le troupeau mi de moutons et de chèvres, qui suit trotte menu, se découpe d'un profil si précis qu'on le croirait composé uniquement de silhouettes en promenade ; c'est un tableau descendu d'une paroi antique pour aller au marché voisin. Et tandis que les rivages défilent avec leurs épisodes de vie contemporaine, je reconnais animés et de grandeur naturelle les bas-reliefs des hypogées, les bœufs qui se rendent aux champs de leur pas mesuré, le labour, les pêcheurs attelés à leur filet, les charpentiers qui construisent une barque ils ont installé leurs bers sur une plage en pente, et accroupis dans des attitudes de singes, ils clouent les membrures à force marteaux.
C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue, lorsqu'ils s'ingénièrent à rassembler ces motifs isolés et à les graver harmonieusement dans les chapelles des tombeaux, pour assurer à leurs morts la continuation indéfinie de l'existence terrestre. Ils reléguèrent au bas de la muraille tout ce qui caractérisait la vie sur le fleuve même ou sur les canaux, les convois de bateaux chargés, les joutes de matelots, les scènes de pêche, la chasse aux oiseaux aquatiques. Plus haut, ils rangèrent les saisons de l'année agricole, le labourage, les semailles, les récoltes, le battage, la mise au grenier. Plus haut encore, ce sont les pâturages avec leurs bœufs ruminant à l'aise et par-dessus, touchant presque le plafond, le désert et les battues sur la piste des gazelles. Le panorama s'élargit ou il se resserre selon l'étendue des aires à couvrir, et tous les éléments qui le composent ne se retrouvent pas nécessairement reproduits partout : telle portion est supprimée chez l'un, développée chez l'autre ou amalgamée aux portions voisines, mais ce qui en est conservé se suit de bas en haut dans un ordre constant. Ces variations du thème antique se font et se défont à chaque instant sous mes yeux à mesure que la journée avance."


Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

mardi 28 mai 2019

"Les Égyptiens pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature" (Gaston Maspero)

Brooklyn Museum, Charles Edwin Wilbour Fund
"Nous ne connaissons pas les méthodes que les Égyptiens employaient à l'enseignement du dessin. La pratique leur avait appris à déterminer les proportions générales du corps et à établir des relations constantes entre les parties dont il est constitué, mais ils ne s'étaient jamais inquiétés de chiffrer ces proportions et de les ramener toutes à une commune mesure. Rien, dans ce qui nous reste de leurs œuvres, ne nous autorise à croire qu'ils aient jamais possédé un canon, réglé sur la longueur du doigt ou du pied humain. Leur enseignement était de routine et non de théorie. Ils avaient des modèles que le maître composait lui-même, et que les élèves copiaient sans relâche, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à les reproduire exactement. Ils étudiaient aussi d'après nature, comme le prouve la facilité avec laquelle ils saisissaient la ressemblance des personnages, et le caractère ou le mouvement propre à chaque espèce d'animaux. Ils jetaient leurs premiers essais sur des éclats de calcaire planés rudement, sur une planchette enduite de stuc rouge ou blanc, au revers de vieux manuscrits sans valeur le papyrus neuf coûtait trop cher pour qu'on le gaspillât à recevoir des barbouillages d'écolier. Ils n'avaient ni crayons ni stylet, mais des joncs, dont le bout, trempé dans l'eau, se divisait en fibres ténues et formait un pinceau plus ou moins fin, selon la grosseur de la tige. La palette en bois mince, oblongue rectangulaire, était pourvue à la partie inférieure d'une rainure verticale à serrer la calame, et creusée à la partie supérieure de deux ou plusieurs cavités renfermant chacune une pastille d'encre sèche : la noire et la rouge étaient le plus usités. Un petit mortier et un pilon pour broyer les couleurs, un godet plein d'eau pour humecter et laver les pinceaux, complétaient le trousseau de l'apprenti. Accroupi devant son modèle, palette au poing, il s'exerçait à le reproduire en noir, à main levée et sans appui. Le maître revoyait son œuvre et en corrigeait les défauts à l'encre rouge.
Les rares dessins qui nous restent sont tracés sur des morceaux de calcaire, en assez mauvais état pour la plupart. Le British Museum en a deux ou trois au trait rouge, qui ont peut-être servi comme de cartons au décorateur d'un tombeau thébain de la XXe dynastie. Un fragment du musée de Boulaq porte des études d'oies ou de canards à l'encre noire. On montre à Turin l'esquisse d'une figure de femme, nue au caleçon près, et qui se renverse en arrière pour faire la culbute : le trait est souple, le mouvement gracieux, le modelé délicat.
L'artiste n'était pas gêné, comme il l'est chez nous par la rigidité de l'instrument qu'il maniait. Le pinceau attaquait perpendiculairement la surface, écrasait la ligne ou l'atténuait à volonté, la prolongeait, l'arrêtait, la détournait en toute liberté. Un outil aussi souple se prêtait merveilleusement à rendre les côtés humoristiques ou risibles de la vie journalière. 
Les Égyptiens, qui avaient l'esprit gai et caustique par nature, pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature. Un papyrus de Turin raconte, en vignettes d'un dessin sûr et libertin, les exploits amoureux d'un prêtre chauve et d'une chanteuse d'Amon. Au revers, des animaux jouent, avec un sérieux comique, les scènes de la vie humaine. Un âne, un lion, un crocodile, un singe se donnent un concert de musique instrumentale et vocale. Un lion et une gazelle jouent aux échecs. Le Pharaon de tous les rats, monté sur un char traîné par des chiens, court à l'assaut d'un fort défendu par des chats. Une chatte du monde, coiffée d'une fleur, s'est prise de querelle avec une oie on en est venu aux coups, et la volatile malheureuse, qui ne se sent pas de force à lutter, culbute d'effroi. Les chats étaient d'ailleurs les animaux favoris des caricaturistes égyptiens. Un ostracon du musée de New-York nous en montre deux, une chatte de race assise sur un fauteuil, en grande toilette, et un misérable matou qui lui sert à manger, d'un air piteux, la queue entre les jambes. L'énumération des dessins connus est courte, comme on le voit l'abondance de vignettes dont on avait coutume d'orner certains ouvrages compense notre pauvreté en ce genre."

Extrait de L'archéologie égyptienne, par Gaston Maspero (1846-1916)

mardi 30 octobre 2018

La statue de Khéphren au musée du Caire : "Rarement la majesté royale a été rendue avec autant de largeur" (Gaston Maspero)

statue de Khéphren - musée du Caire
"Il y a toujours, dans les œuvres les plus achevées des thinites, un je ne sais quoi de guindé et d'anguleux : les artistes memphites que les Pharaons appelèrent dans les ateliers royaux y perdirent vite leur gaucherie, mais conservant la tendance à la rondeur qui perce dans leurs productions premières, ils se firent une touche grasse et souple qui les distingua de leurs maîtres. Ils eurent, ainsi que la loi religieuse les y contraignait, le souci de la vérité matérielle ; toutefois ils ne se refusèrent pas la faculté d'idéaliser les traits de leurs modèles autant qu'il était compatible avec les nécessités de la ressemblance.
Ils atténuèrent délicatement certaines courbes du menton ou du nez qui leur semblaient disgracieuses ; ils remplirent les joues, ils évitèrent de trop enfoncer l'œil dans l'orbite, ils abaissèrent légèrement les épaules, et ils adoucirent la saillie des muscles sur les bras ou sur les jambes comme sur le buste. Les meilleurs d'entre eux réussirent ainsi à composer des statues ou des groupes d’une facture harmonieuse et noble, où l'énergie ne manquait pas à l'occasion. Leurs qualités éclatent dès le milieu de la IVe Dynastie, dans l'admirable série d'effigies royales que possède le Musée du Caire.
Le grand Chéphrên, que Manette découvrit en 1859 au temple du Sphinx, est en diorite, substance ingrate s'il en fut, mais qui a été attaquée avec tant de hardiesse qu'elle paraît avoir perdu sa dureté ! Pas plus que la plupart des statues en pierre sombre, granit noir et rouge ou brèche verte, elle n'avait été peinte entièrement : seuls certaines parties de la face, les yeux, les narines, les lèvres, et certains détails du costume avaient été rehaussés de rouge et de blanc. Le poli et la multiplicité des glacis qu'il détermine masquent donc un peu le modèle : il faut l'étudier longtemps et sous des lumières très diverses pour en percevoir la perfection et la simplification savante. Et que dire de la façon dont il est posé sur son fauteuil à dossier bas, et dont l'épervier perché derrière lui étend les ailes pour lui abriter la tête et le cou ? Rarement la majesté royale a été rendue avec autant de largeur. Le sculpteur, tout en reproduisant avec fidélité les traits du Pharaon particulier qui régnait alors, a réussi à en dégager l'idée de la souveraineté même : ce n'est pas seulement Chéphrên qu'il évoque à nos yeux, c'est Pharaon en général."

extrait de Égypte, 1912, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France (1874), membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1883), successeur de Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq.

mardi 25 septembre 2018

"Dans les temples comme dans les hypogées, les statues de particuliers étaient destinées à servir de soutien à l’âme" (Gaston Maspero)

illustration extraite de l'ouvrage de Gaston Maspero
"Les Égyptiens se faisaient de l'âme humaine une idée assez grossière. Les Égyptiens se faisaient de l'âme humaine une idée assez grossière. Ils la considéraient comme une reproduction exacte du corps de chaque individu, pétrie d'une matière moins dense que la chair et les 0s, mais susceptible d'être vue, sentie et touchée. Ce double, ou, pour l'appeler du nom qu'ils lui donnaient, ce ka, avait, à un degré moindre que son type terrestre, toutes les infirmités de notre vie : il buvait, mangeait, se vêtait, s'oignait de parfums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une maison, des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer, par delà notre monde, la possession de toutes les richesses dont il avait joui ici-bas, sous peine de le condamner à une éternité de misères indicibles. 
La première obligation que sa famille contractait à son égard était de lui fournir un corps durable, et elle s’en acquittait en momifiant de son mieux la dépouille mortelle, puis en enfouissant la momie au fond d’un puits où l’on ne l’atteignait qu’au prix de longs travaux. Toutefois, le corps, quelque soin qu'on eût mis à le préparer, ne rappelait que de loin la forme du vivant. Il était, d'ailleurs, unique et facile à détruire : on pouvait le briser, le démembrer méthodiquement, en disperser ou en brûler les morceaux. Lui disparu, que serait devenu le double ? On prêta pour support à celui-ci des statues représentant la forme exacte de son individu. Ces effigies en bois, en calcaire, en pierre dure, en bronze, étaient plus solides que la momie, et rien n’empêchait qu'on les fabriquât en la quantité qu’on voulait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le double ; vingt équivalaient à vingt chances. De là, ce nombre vraiment étonnant de statues qu’on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La piété des parents multipliait les images, et, par suite, les supports, les corps impérissables du double, lui assurant, par cela seul, une presque immortalité.
Dans les temples comme dans les hypogées, les statues de particuliers étaient destinées à servir de soutien à l’âme. La consécration qu’elles recevaient les animait pour ainsi dire et en faisait les substituts du défunt : on leur servait les offrandes destinées à l’autre monde.
Chaque tombeau de riche possédait une véritable chapelle à laquelle était attaché un sacerdoce spécial, formé de kon-ka ou prêtres du double.
Les prêtres du double accomplissaient aux fêtes sacramentelles les rites nécessaires, ils veillaient à l'entretien de l'édifice, ils administraient ses revenus. Les statues des villes mêmes exigeaient des soins spéciaux. (...)

On comprend maintenant pourquoi les statues qui ne représentent pas des dieux sont toujours et uniquement des portraits aussi exact que l'artiste a pu les exécuter. Chacune d'elles était un corps de pierre ; non pas un corps idéal où l’on ne cherchait que la beauté des formes ou de l'expression, mais un corps réel à qui l'on devait se garder d'ajouter ou de retrancher quoi que ce fût. Si le corps de chair avait été laid, il fallait que le corps de pierre fût laid de la même manière, sans quoi le double n'y trouvait pas le support qui lui convenait. La statue d'où a été détachée la tête conservée au Louvre était, on ne saurait en douter, l'image fidèle de l'individu dont le nom avait été gravé sur elle : l'expression en est d’un réalisme un peu brutal, il faut en accuser le modèle qui ne s'était pas avisé d'être beau, non pas le sculpteur qui aurait commis une sorte d’impiété s'il avait altéré en quoi que ce fût la physionomie du modèle."
extrait de Essais sur l'art égyptien, 1912 ?, par Gaston Maspero (1846 - 1916)





jeudi 20 septembre 2018

"Nulle part en Égypte, on ne comprend mieux ce que les Pharaons voulaient dire lorsqu'ils se vantaient d'avoir fondé des monuments de pierres éternelles en l'honneur des dieux" (Gaston Maspero, à propos d'Edfou)

photo d'Antonio Beato (1825-1905)
"Si l'on me demandait quelle est, parmi les villes de l'Égypte moderne, celle qui a conservé le mieux la physionomie et les dispositions intimes d'une cité antique, je répondrais sans hésiter que c'est Edfou. 
Son temple l'annonce à distance, et le voyageur qui remonte le Nil sur sa dahabieh en aperçoit les deux tours longtemps avant d'aborder, comme jadis le pèlerin qui s'y rendait dévotement afin d'adorer le faucon d'Horus. Une heure après qu'on a quitté El-Kab, elles surgissent à peine visibles au-dessus des arbres, puis elles replongent presque aussitôt dans la verdure pour reparaître un peu plus hautes au bout de quelques minutes, et à chaque tournant qui les démasque, elles semblent ramener avec elles, en revenant, un peu du décor qui les entoure, le minaret d'une des mosquées, des pigeonniers carrés, deux ou trois pans de murs blanchis, un pâté irrégulier de maisons jaunes et grises, une berge taillée presque droit dans l'alluvion noire, deux ou trois barques, une sakiéh qui égrène au vent nuit et jour sa cantilène grinçante, une zone de blés verts et de fourrages, un faubourg bruyant sorti de terre depuis vingt ans, un canal, un pont de briques et de bois ; enfin le village proprement dit avec ses huttes basses et ses venelles presque désertes. Des chiens trop paresseux pour aboyer après l'étranger sommeillent languissamment du côté de l'ombre. Deux ou trois femmes nous croisent, informes sous leur voile traînant. Une porte s'ouvre avec fracas derrière nous, et des échos de conversations assourdies chuchotent derrière les murs. Deux tours à droite, un tour à gauche, un kouttab qui bourdonne en pleine activité de lecture, un coude brusque, et devant nous, au-dessus de nous, comme autour de nous, le temple se dresse démesuré.
Il était enterré naguère au fond d'un trou où Mariette, l'ayant déblayé, l'avait abandonné hâtivement. Le Service des Antiquités vient d'employer huit années à le dégager de façon plus complète. Il a dû acheter pour cela et démolir une quarantaine de maisons, enlever dans plusieurs endroits jusqu'à vingt et trente mètres de débris, et sa tâche
n'est pas achevée ; pourtant le parvis est libre ainsi que le site du lac sacré, et un peu en avant du pylône, sur la gauche, une chapelle qu'on apercevait à peine, celle où la déesse d'Edfou se retirait au printemps pour enfanter le dieu-fils de la triade locale. Le portail monumental par lequel les pèlerins pénétraient dans le téménos n'est plus noyé sous les décombres depuis trois ans, et bien que les fouilles n'aient pas été poussées assez loin de ce côté, elles ont donné aux touristes assez de recul pour qu'ils embrassent la façade dans son ampleur. Elle a dépouillé la parure éclatante et barbare dont les architectes l'avaient revêtue jadis, les quatre mâts gigantesques qui livraient aux vents leurs banderoles multicolores, les placages de teintes crues qui rehaussaient les bas-reliefs triomphaux des rois Ptolémées, les battants enluminés et dorés qui fermaient sa porte colossale.
Les mâts ont été brûlés, les corniches sont tombées, les pluies ont délayé les couleurs, et le soleil de midi, frappant les surfaces grises, semble y dévorer les sculptures ; à peine distingue-t-on la silhouette des figures au mince filet d'ombre qui coule le long de leurs contours. L'impression de force assurée, qui empruntait alors beaucoup de sa vivacité à la violence des tons et à la richesse des ornements, résulte aujourd'hui de la seule immensité des proportions, et peut-être n'est-elle pas moins puissante. Nulle part en Égypte, ni même à 
Karnak, on ne comprend mieux ce que les Pharaons voulaient dire, lorsqu'ils se vantaient d'avoir fondé des monuments de pierres éternelles en l'honneur des dieux. On n'imagine pas que des structures établies de façon si magistrale puissent succomber à autre chose qu'à un effort soutenu de la perversité humaine ; et pourtant, à les examiner de près, on ne tarde pas à constater qu'elles sont à bout de résistance en bien des endroits, et que plusieurs de leurs parties menacent de succomber par faiblesse sénile. L'air et le soleil ont désagrégé tel ou tel bloc à ce point qu'on les creuse du doigt ; ailleurs la poussée des terres ou des immondices a infléchi les murs en leur milieu, et le mouvement qu'elle a provoqué dans les assises ne s'est pas arrêté depuis que le déblaiement en a supprimé la cause. (...)


C'est l'ordinaire paysage d'Égypte, mais plus maigre qu'aux environs d'Esnéh ou de Kom-el-Ahmar, deux chaînes de collines menues, déchiquetées, noires et zébrées de jaune où le sable s'écoule, un Nil boueux et presque désert, des lignes d'arbres tourmentés par le vent, des taches de verdure tranchant en vigueur sur les grisailles de la plaine. Tranquillement le soleil décline, projetant sur la ville l'ombre toujours plus longue du temple. Les feux s'allument pour le repas du soir, et de même que dans le vers mélancolique de Virgile, les toits des maisons fument. Les faucons planent autour de nous, en décrivant de grands cercles avant de regagner leurs aires, et unis à leurs cris, des bruits de voix imprécises flottent par instants jusqu'au sommet des tours. Les femmes s'appellent d'une terrasse à l'autre, les hommes assis ou debout sur le seuil de leurs portes causent gravement à travers la rue, et nous désignant du geste semblent s'inquiéter de ce que nous faisons là-haut à des heures si tardives. Est-ce bien l'Edfou d'aujourd'hui qui va s'endormir sous nos yeux ? Les quelques traits qui y trahissaient la vie d'à présent, le minaret de la mosquée, les poteaux du télégraphe, les tuyaux en tôle des pompes à vapeur, se sont effacés sous la caresse du jour mourant : le moderne sombre doucement dans la pâleur indécise du crépuscule, et l'appel du muezzin résonne à nos oreilles comme un écho affaibli des chants par lesquels les prêtres d'Horus saluaient la mort journalière de leur dieu."

extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.