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dimanche 23 avril 2023

"C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde" (la Vallée des Rois, selon Jean-Baptiste Samat - XXe s.)

La vallée des tombes des rois par William Henry Bartlett (1809-1854), 
publié dans The Nile Boat or Glimpses of the Land of Egypt,1862

"L'excursion aux tombeaux des rois évoque d'autres idées et suscite d'autres réflexions que la vue des temples écroulés. C'est que la visite aux hypogées, encore revêtus de leurs peintures et de leurs inscriptions, nous fait entrevoir les origines des religions primitives ; elle nous rapproche de l'âme des premiers civilisés, de leurs aspirations, de leurs croyances sur la mort et sur l'au-delà.
Ici, plus de colonnades majestueuses, plus de portiques insolents : la nature s'est chargée du décor. Les Égyptiens eux-mêmes avaient bien compris que rien n'aurait pu ajouter à la majesté, à la sévérité du site qu'ils avaient choisi. Quelle région, mieux que celle-ci, eût été capable d'éveiller le sentiment du départ définitif ?
Des rochers jaune clair, cachant des trous creusés profondément, des galeries souterraines dont rien n'indiquait l'entrée, pas de fronton, pas de pylônes, des excavations brutes, longtemps ensevelies sous les effritements de la montagne et que maintenant les égyptologues ont mises à jour.
Plus d'allées de sphinx, mais un chemin caillouteux, au fond d'une vallée de quatre kilomètres, fruste, âpre, désolée et immense, s'enfonçant au revers de l'admirable colline rose que nous admirions de Louqsor.
C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde. C'était derrière cette chaîne de rochers que le soleil disparaissait chaque soir. L'âme humaine dont la course solaire était le symbole devait à sa mort rejoindre l'Astre-Dieu, dans la profondeur de l'Occident, pour le suivre dans l'Amentit et y accomplir sa destinée. Tous les morts de la vieille Égypte dorment donc dans la montagne du Couchant ; ils sont ainsi plus près du but de leur dernier voyage : "La contrée de l'Ouest, la très grande et la très bonne."
On a creusé pour eux ces demeures indestructibles qui ne périront qu'avec le monde : "Les temples et les palais des Égyptiens, a dit un historien grec, ont passé, car la vie de l'homme est passagère, mais leurs tombes sont éternelles comme la mort."
Rien n'est plus émouvant que cette route déserte, décrivant ses méandres entre deux pentes abruptes que fait flamboyer un soleil ardent ; rien n'est plus désolé. Ce sont des masses solides, quelquefois elles sont taillées à pic, souvent arrondies en forme de tours, coupées de gorges escarpées et ombrées de bleu. Les lignes des crêtes sont harmonieuses, classiques et se détachent nettement ; mais quel silence et quelle solitude ! Rien n'y pousse, ni un arbrisseau, ni même un brin d'herbe ! partout la pierre nue et dorée, la pierre polie par le temps, par le frottement séculaire du sable impalpable que le vent du désert y apporte constamment. Seuls, quelques oiseaux donnent un semblant de vie à cette terre de mort, de rares alouettes huppées, les aigles fauves planant immobiles, des éperviers et des milans noirs décrivant des orbes majestueux dans le ciel couleur de turquoise."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)

mardi 22 septembre 2020

Une "trop brève, mais inoubliable excursion" en Égypte, par Jean-Baptiste Samat

scène de rue du Caire, par James Reeve, 1939

"Nous avons aperçu quelques jours après, au-dessus de la mer convulsée par le mistral, et sous le ciel pur, les côtes argentées de Provence. Notre promenade en Égypte était finie, tout ce que nous avions ressenti sur l’autre continent était dans le passé.
Nous avions vu trop de choses et trop rapidement, pour avoir eu jusque-là le temps de penser ; mais après deux jours de mer, la multitude et la diversité des impressions qui s'étaient entassées dans notre esprit commençait à se classer, à se coordonner.
Encore écrasés par l’immensité du temps au travers duquel nous avions pour ainsi dire évolué, encore ahuris par la prodigieuse antiquité et l'énormité des monuments pharaoniques, ayant encore presque sous les yeux les admirables œuvres d’art de ces civilisations si reculées, nous commencions cependant à voir clair dans nos âmes et à retirer quelques fruits de cette trop brève, mais inoubliable excursion. Qu’avions-nous rapporté de là-bas ? Un fort bagage de souvenirs, mais en somme rien qui pût nous donner sujet de nous enorgueillir.
À côté de ces temples dont les colonnades persistent après tant de siècles, à côté des pyramides de Gizeh, de celles de Sakkara, du Sphinx, dont l’âge est incalculable, qu’étions-nous donc ? 
Les futaies de pierre de Karnak et de Louqsor sont encore debout, les colosses de Memnon froidement assis au seuil de la montagne dorée sont toujours là. Combien de générations les ont effleurés, et combien la vie humaine paraît éphémère à côté de ces ruines, à côté de la fière montagne qui abrite les royaux hypogées et qui, depuis des milliers et des milliers d'années, regarde à ses pieds couler le Nil.
Que sommes-nous donc au regard des temps, même des temps connus, nous qui ne sommes rien au regard de l’espace ? Que serons-nous, même lorsque trente siècles auront passé sur nos os ? Poussière, et que poussière ! Et peut-être, à ce moment-là, d’autres touristes continueront-ils à défiler devant les momies de Séti et d’Aménophis, figées pour toujours dans leurs poses hautaines. 
Combien le temps emportera-t-il encore de générations avant que s’effacent les peintures et les reliefs des temples et des tombeaux ? Avant que disparaissent ces merveilles d’art qui ne peuvent nous prouver qu'une chose, c’est que notre art à nous ne peut décidément se glorifier d’aucun progrès. Depuis quatre mille ans nous n’avons, là-dessus, rien gagné, ayant, au contraire, perdu la simplicité d'âme qui fait la simplicité de conception, ayant perdu la foi qui fait la grandeur et la beauté des œuvres.
Sommes-nous plus grands aujourd’hui ? Nos évolutionnistes, nos modern-stylistes seraient-ils capables de nous donner la force d’évocation, la puissance, la noblesse de lignes des colosses de Memnon, des statues royales du musée du Caire, la grandeur effarante des pylônes et des colonnades de Karnak, de Louqsor et d’Edfou, la grâce des obélisques ou du kiosque de Philæ ? Et quand nous admirons les chefs-d'œuvre de notre art décoratif, pensons-nous sérieusement que cela pourrait soutenir la comparaison avec les étonnants bijoux du trésor de Dahchour ?
À ne considérer notre excursion qu’à ce point de vue, la vieille Égypte ne nous aurait donc apporté que de tristes réflexions. Mais il y avait l'Égypte moderne, l'Égypte des mosquées où l’on prie dans la pénombre que trouent les rayons des vitraux ; il y avait la vie intense des rues étroites et encombrées d’une foule bariolée et si vivante ; il y avait le paysage.
Il y avait le Nil large et calme, couvert de bateaux hautement voilés, les plaines inondées, les futaies de palmiers vert bleu, les villages tapis dans le feuillage, les jardins parfumés de roses et de cassies, les champs couverts de cultures. Et puis la lumière, le sable impalpable et brillant ; les collines roses, dorées ou mauves ombrées de bleu. Il y avait le ciel couleur de turquoise où planaient les aigles et les éperviers ; et les grandes et belles lignes de l’horizon derrière lesquelles le soleil se couchait dans un flamboiement ; il y avait les longs crépuscules de pourpre que l’on aurait voulu éternels.
Il y avait aussi le peuple, les braves gens, les fellahs calmes et doux, durs à la besogne, toujours courbés sur la glèbe ; les théories de femmes, brunes tanagras, aux gestes nobles, s’en allant sveltes et fières le long des rives dans la brume violette du soir. Il y avait tout l'Orient.
Il y avait tout cela, mais tout cela passera. Cet Orient se modifie tous les jours et se civilise. À côté des minarets amoureusement ouvragés et des coupoles ciselées, se dressent des cheminées fumeuses ; de grosses usines bourdonnent sur la berge du fleuve saint. Au Caire s’élèvent des immeubles modernes, se percent de larges rues où ronflent les automobiles, où le veston européen frôle trop souvent le caftan de couleur.
Tout sera complètement modernisé bientôt, mais les Pyramides n’auront pas pour cela une pierre de moins, et le Sphinx, émergeant toujours de son lit de sable, conservera malgré tout son énigmatique sourire."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)