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mercredi 29 décembre 2021

"Ce beau, ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert" (Ida Saint-Elme)

Campement au désert, au coucher de soleil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cette fois, et c'était notre troisième caravane, je n'étais plus une Européenne timidement curieuse. J'étais une femme aguerrie aux feux d'un soleil de trente-cinq degrés, calme au désert, ne redoutant plus l'approche de l'hyène, ne frémissant plus au cri du jakal (sic) ; je m'étais baignée au bruit des cataractes ; j'avais pénétré avec mon fidèle compagnon jusqu'à l'ilot où dorment les crocodiles ; j'avais observé le serpent se dépouillant près de Médinet-Abou, et le Koulouha du Mont-Sinaï se roulant dans son antre ; je m'étais assise sur le tapis de l'Arabe errant ; j'avais placé ma tente dans la Vallée du Déluge ; et ce qu'il y a de mieux, j'avais partout trouvé la certitude que le plus horrible, le plus redouté de tous les fléaux, la peste, n'avait existé depuis six ans que dans le cerveau doctoral de M. Pariset. J'entrai donc cette fois dans ce désert une femme nouvelle. Je l'étais aussi pour l'extérieur ; car, sans faire tort au teint de Léopold ni au mien, on aurait hardiment pu nous prendre, comme M. Linan, pour des Arabes Bédouins. Mais si la peau avait perdu, l'âme avait gagné. Il me semble que jamais elle ne fut si vivement touchée de ce beau, de ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert. En quittant Rosette, nous l'avions à droite devant nous, et nous paraissions avancer dans un cercle d'or qui s'étendait à mesure que nous avancions, et teignait d'un rouge de feu le sable fin qui glissait sous les pieds de nos montures.
Je ne crois pas avoir éprouvé, dans ce long et souvent pénible voyage, une sensation aussi délicieuse que celle qui s'empara de tout mon être à cette entrée au désert qui allait nous rendre aux bords de la Méditerranée. De là plus d'autre intervalle qu'un trajet de mer ; plus que six cents lieux à parcourir. Pour être vraie, je dois dire que, si cette dernière pensée ne dominait pas toutes les autres, du moins elle se présentait comme une pensée de bonheur. Léopold m'exprima un regret de ce que nous ne verrions pas cette fois le débordement du Nil. "Le Nil ! lui répondis-je ; quand nous avons devant nous la Méditerranée, la France !... Que le Nil déborde, qu'il porte la fécondité sur ces terres hospitalières, je le désire, je l'espère : mais regretter de n'y pas assister lorsqu'après deux ans d'absence la France est le but du denier trajet, quand nous sommes en vue de cette mer qui va nous conduire à ces heureux rivages ! non, non, je ne m'en sens pas le courage." À cet élan succéda un long silence, qui ne fut rompu que par le chant du soir qu'entonna notre reïs ; chant qui fut aussitôt répété en chœur par tous les guides et les deux chiaoux qui ouvraient la marche.
Léopold tenait sa monture tout-à-fait contre la mienne, et de cette manière nous nous donnions le bras. Cette façon de se promener à dos de mulet, bras dessus, bras dessous, coupa le sérieux des sensations par une gaité qui finit par les très bruyants accompagnements de notre escorte ; et de cette manière nous abrégeâmes la plus fastidieuse des routes, au point que nous arrivâmes au bord de la mer sans y avoir pensé. J'avoue que les incertitudes qu'on m'avait inspirées sur la main qui avait élevé, dans le désert, les onze bornes qui devaient guider les voyageurs égarés, avaient non détruit mon respect pour l'intention, mais affaibli mon enthousiasme pour le nom. Jamais je n'avais vu le soleil si magnifique... "Qu'il est beau ! disais-je à Léopold, c'est le soleil du retour." On ne se figure pas, et je n'ai pas assez d'éloquence pour peindre un pareil spectacle ; mais il paraît que cela étonnait même nos guides, qui s'arrêtèrent involontairement. Le reïs demanda à Léopold de descendre un moment ; j'y consentis avec joie, et j'eus peine à ne pas imiter ces hommes, qui se mirent aussitôt à faire leur prière, le visage tourné vers la Mecque. Le soleil, quoique à son déclin à ce moment, avait un éclat égal à celui de l'aurore ; un globe immense, et d'une couleur de feu ardent, était posé sur un croissant soutenu comme par une espèce. de candélabre. Je n'avais jamais rien vu de pareil. La mer en était éclairée à une très grande distance, et les poissons, que l'excessive chaleur du jour avait retenus au fond de la mer, se laissaient aller maintenant au doux balancement des vagues, et leurs écailles vertes et argentées paraissaient des morceaux de nacre flottant sur la mer. Les Turcs, on le sait, n'adorent point le soleil, mais ils font toujours leur prière au lever et au coucher de cet astre. Nous fîmes quelque peu de chemin à pied, Léopold et moi ; mais il fallut bien vite y renoncer, car l'eau nous gagnait, et nous en avions déjà jusque par dessus les chevilles, ce qui rend la marche fort pénible. Le soleil était couché, et il restait ce peu de jour si doux, si délicieux, sous le ciel brûlant de l'Afrique je n'avais pas encore eu de si doux moments dans tout ce voyage."


extrait de La contemporaine en Égypte - Pour faire suite aux Souvenirs d'une femme, sur les principaux personnages de la république, du consulat, de l'empire et de la restauration, Volume 4, 1831, par Ida Saint-Elme (1776-1845), née Maria Elselina Versfelt de Jongh, aventurière, 'espionne d'occasion', courtisane, actrice sans succès et écrivain néerlandaise. Elle fut la presque épouse du général Moreau, l’amie du maréchal Ney, la maîtresse, la lectrice de la princesse Elisa en Toscane.