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mercredi 23 décembre 2020

"Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil" (Georges Rodier)

photo MC

"Nous remontons le Nil. Les rives sont prodigieusement fertiles ; de chaque côté, une épaisseur de terre cultivable énorme, tranchée presque à pic, baigne dans le fleuve. C’est comme un argile chaud et fécond, de place en place fendu de larges fissures. Des champs immenses de douras (sorte de blé, dont les fellahs font leur pain), poussent dans ce sol privilégié. Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil, auquel ils doivent tout, ce puissant fécondateur de leur pays ; et qu'ils aient adoré, aussi, ce soleil immuable, dont les rayons brûlants achèvent l’œuvre du fleuve divin ! Du reste, il semble que tout le secret de l'Égypte antique soit dans ce Nil, et qu'on s’initie davantage, en le contemplant, à tous les mystères de cette civilisation de trente siècles ! 
Les montagnes abruptes, violacées et d’un mauve clair, parfois, qui se dessinent à l’horizon, ont la forme de pyramides ou d’immenses mastabas, aux sommets aplatis. C’est certainement la vue de ces monuments naturels qui aura inspiré aux Pharaons le désir de dormir leur éternel sommeil, sous de semblables montagnes, œuvres artificielles de leur toute-puissance quasi-divine.
Les fellahs, eux-mêmes, qui, dans des attitudes, pour ainsi dire, figées, nous regardent passer, ont, dans la silhouette de leurs belles formes simples et sculpturales, quelque chose des statues de Boulaq.
Et ces oiseaux innombrables qui semblent philosopher, perchés sur une patte, ne sont-ce pas les mêmes que ceux que nous reconnaissons, sans cesse, dans les hiéroglyphes qui couvrent les stèles et les temples ?
L’esprit est ainsi, par cette nature solennelle, pour ainsi dire hiératique elle-même, ramené aux monuments qu'elle à inspirés ; on est forcé de convenir, qu'ayant sous les yeux ce spectacle, l'Égypte ne pouvait pas concevoir un autre art que celui dont les restes nous stupéfient encore, par leur colossale harmonie ! (...)
Les belles montagnes de l'horizon sont toutes percées de grands trous sombres, assez réguliers, comme des ruches gigantesques ; ces grottes et ces puits étaient pleins, jadis, de momies et de crocodiles.
Nous longeons de grands bancs d'un sable cendré et ardent, peuplés de grues, le cou replié sous leurs ailes grises, et de pélicans. Sur les rivages, des grèbes et des martins-pêcheurs du Nil, blancs et noirs, qui paraissent de grosses pies trapues.
Au-dessus de nos têtes, sur le fond bleu turquoise du ciel, des vols de pélicans, dont le soleil dore les pattes recourbées, décrivent de grands zigzags : ils me rappellent ces oiseaux que les Japonais aiment à représenter, dans les peintures exquises de leurs laques."

extrait de L'Orient - Journal d'un peintre, 1889, de George Rodier (1864 - 1913), professeur de philosophie et universitaire français, spécialiste de la philosophie grecque.