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samedi 25 avril 2020

La "majesté du souverain ayant la conscience de sa force" (Marius Fontane, à propos de la statue de Khéphren)

statue de Khéphren - musée du Caire

"La IVe dynastie est certainement "le point culminant" de la civilisation de l’Ancien-Empire. La société est constituée, civilisée, vivante. Il y a de grandes villes, très peuplées, et de vastes fermes exigeant une administration importante. L’Égypte jouit d’une paix agréable, et elle s’enrichit visiblement. Un goût réel, très mesuré, élégant même, préside à la construction des habitations. La chasse, la pêche, la culture de fleurs choisies, sont les distractions préférées.
L’art resplendit. L’architecture nous a laissé les Pyramides ; l’admirable statue de Chéphren nous dit ce qu’était la sculpture de ce temps. Le pharaon est assis ; derrière sa tête, un épervier aux ailes éployées le protège ; il a dans sa main droite une bandelette roulée ; sa main gauche, ouverte, est à plat sur sa cuisse. Le siège du pharaon termine ses bras en têtes de lions, et sur les côtés, en haut relief, des ornements d’une extrême sobriété, - les tiges de deux plantes, - désignent les deux Égyptes qu’il gouvernait, réunies. La majesté tranquille du pharaon est étonnamment exprimée, et l’on retrouve, ici encore, par une réflexion bien dirigée, la loi du grand art qui explique les Pyramides et les fait admirer.
Le sculpteur qui voulut représenter Chéphren n’eut pas un seul instant l’idée de chercher d’autre modèle que le pharaon lui-même. Il lui a donné son âge ; il a reproduit ses épaules, ses pectoraux, ses genoux puissamment modelés, et c’est un homme ; mais cet homme devait avoir ce que le sculpteur a également reproduit, une attitude calme, quiète, cette majesté du souverain ayant la conscience de sa force, le dédain des joies que l’exercice du pouvoir a dissipées, cette bienveillance qui est la résignation des autocrates désillusionnés. La sobriété des lignes, le caractère d’un ensemble très noble résultant d’une appropriation intelligente des détails très vrais, font de cette statue une œuvre d’art. Il n’y manque, pour être un chef-d’œuvre, que la dissimulation du travail, de l’effort qui l’exécuta, et de la matière qui la compose. Au point de vue historique, quelle distance entre cette statue vraie, simple, d’un pharaon tout puissant, et ce Sphinx de Gizeh, mi-bête, mi-homme, plein de grossièretés dans son corps et de finesses inutiles dans sa face, avec une bouche de deux mètres et un tiers, un nez de deux mètres, des oreilles de plus d’un mètre et demi ! Les yeux de ce colosse sont doux, sa bouche est bonne, mais le regard n’a jamais rien vu, la bouche n’a jamais rien dit ; et l’homme qui passe, voyant le Sphinx, ne songera sans doute, ni à se dérober s’il est coupable, ni à réclamer un conseil s’il est perplexe. Rocher sculpté, et rien de plus, le Sphinx est à peine une œuvre d’art. Bien autrement belles sont les Pyramides ; bien autrement stylée est la statue de Chéphren."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

mercredi 22 avril 2020

"Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment une pensée, et n'expriment que cette pensée" (Marius Fontane)

photo (1860), attribuée à Paul Baron des Granges (1827-1887)

"Œuvres d'art, les pyramides demeurent incomprises à ceux qui ne les ont jamais considérées que comme une formidable curiosité. (...) Cet entassement vertigineux de blocs superposés, formant une série de gradins gigantesques, s'inutilisant en quelque sorte à mesure qu'ils s'élèvent, puisqu'ils vont finir en pointe et ne conduisent à rien, étonne d'abord, choque ensuite, finit même par irriter. Un mot exprime l'impression ressentie : Pourquoi ? Un peu d'attention accentue l'impression première, déplorable. La construction, en fait, est un enfantillage ; placer des pierres les unes sur les autres est une puérilité évidemment, et la disproportion de l'effort accompli, de la persévérance dépensée, de la ténacité mise en oeuvre, avec le résultat obtenu, froisse l'esprit, le chagrine. Malgré soi, comme d'instinct, devant cette énormité l'homme de nos siècles se révolte. II y a souffrance positive, pour notre civilisation, à constater une "dépense inutilisée", la "perte" d'une force.
Les pyramides ne sont, au regard du passant, qu'une architecture monotone, calme, dont la simplicité l'inquiète. L'artiste et le philosophe se recueillent devant ces monuments extraordinaires. Voici la grande pyramide de Chéops. Sa largeur à la base est de 232 mètres ; sa hauteur, de 146 mètres ; elle couvre 8 hectares de terrain ; elle absorbe 2, 560,000 mètres cubes de pierres, avec lesquelles on bâtirait un mur haut de 2 et qui enceindrait la France tout entière. Est-ce un entassement brutal ? Non, certes. Les pierres en furent bien appareillées, taillées à arêtes vives, et chacune, d'un poids effrayant, mise exactement à sa place. L'orientation des pyramides en fut calculée et exécutée avec tant de precision, qu'elles purent servir de gnomons, déterminer les solstices et les équinoxes, servir à fixer la durée de l'année solaire.
La constatation de tant de recherche dans l'exécution d'une telle énormité impose l'attention, excite le respect ; le dédain absolu de l'effet factice qui caractérise le monument, fait de l'architecte des Pyramides un artiste convaincu ; la grandiose simplicité de son oeuvre dit sa foi artistique, la netteté de sa pensée, la haute conception de son génie. L'art qui dissimule sa science, ou, pour dire mieux, qui dédaigne de l'étaler, de la crier aux yeux, qui cache le labeur, qui ne se vante pas de l'effort et ne donne que la solution ramenée à son expression la plus réduite, c'est le grand art, et il n'est pas surprenant que l'artiste seul en puisse saisir, en puisse exprimer la beauté sereine. (...)
L'art que les Pyramides cachent exprès est aussi grand que l'art résumé qu'elles montrent. C'est dans l'intérieur qu'il faut aller chercher une surprise. (...) La chambre sépulcrale est une merveille de l'art de la construction. Un bloc de granit, comme suspendu, "menace d'écrasement" le téméraire qui vient troubler le sommeil du pharaon. Le plafond, d'un poids redoutable, et qui n'aurait pas pu supporter la charge de toute la partie de la pyramide pleine qui est au-dessus de lui, est admirablement protégé : immédiatement au-dessus du plafond, cinq blocs de granit, séparés par des intervalles, sont surmontés à leur tour par des "blocs inclinés" formant un triangle et laissant un vide qui allège complètement le plafond de la chambre inférieure. Ces blocs inclinés reposent, par leur extrémité basse, sur la pyramide elle-même, des deux côtés, et conduisent ainsi hors de la chambre tout le poids supérieur du monument. De ces pierres énormes, pas une seule n'accuse le moindre infléchissement. Est-ce que la dissimulation voulue de ce prodige ne donne pas au monument une grandeur proportionnelle, au moins, à la somme de travail que la solution du problème architectural représente ? Et n'est-ce pas accomplir une oeuvre d'art de premier ordre, qu'exprimer aussi simplement que l'a fait l'architecte de Chéops, et en un seul fait, la destination de l'oeuvre exécutée et l'importance de son exécution ?
La pyramide défie les siècles, parce que le pharaon qui y repose défie la mort ; l'oeuvre devait signifier éternité, et non seulement réaliser son symbolisme, en effrayant les hommes qui songeraient à détruire le monument humain, mais encore tromper la curiosité de l'avenir en dissimulant les secrets de l'exécution magnifique. Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment complètement une pensée, et n'expriment que cette pensée. Elles sont belles, parce que leur auteur chercha la perfection, comme l'a dit Renan, dans l'absolue sincérité. En ne les comprenant pas, les voyageurs hâtés les classent. Elles sont oeuvre d'art, en effet, précisément parce que hors de leur but, de leur époque et de leur milieu, elles deviennent incompréhensibles ; elles sont chefs-d'oeuvre, parce qu'elles résument une idée complètement, simplement, sans impatience, sans bruit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

lundi 6 janvier 2020

"Du Caire à Assouan, l'Égyptien se sent pris entre les montagnes et le Nil" (Marius Fontane)

 Ernst Koerner, "Evening in Egypt by the Nile at Gebel es-Silsila", 1919

"La chaîne arabique finit au Caire, brusquement, en falaise dominant le delta, toute dorée. La chaîne libyque se termine doucement, en une pointe qui s’abaisse, puis s’élargit en plate-forme, et va ensuite, peu à peu, se perdre au nord-ouest, vers le delta. C’est sur la "plateforme libyque", sorte de large et dernier degré d'un escalier gigantesque, que les pyramides seront édifiées.
Rien de plus aride, de plus désolé, de plus rebelle à toute végétation que ces deux "chaînes" longeant le Nil. Il ne sera possible à l’Égyptien d'étendre son domaine ni à ouest ni à l'est, et cette fatalité pèsera lourdement sur ses destinées.

Basses, toutes faites d’un calcaire jauni, ces montagnes fourniront les matériaux dont seront construits les monuments de la Basse-Égypte. Formant des assises régulières, ces blocs, à leur place naturelle, se présentent déjà comme une série de monuments dont les pyramides ne seront en somme qu’une imitation. D'un or vif lorsque le soleil les éclaire, d’un bleu doux, violacé, dans leurs ombres, ces hautes collines, qui sont l'horizon continuel de l'Égyptien jusqu’à Philæ, encadrent bien les sites.
Elles s'opposent à la diffusion du regard, font ressortir les tableaux proches, et démontrent en même temps l’étroitesse du pays ; elles semblent, avec le Nil qui coule largement dans la vallée, redoutable en ses crues, tenir comme prisonniers les hommes qui vivent sur les bords du fleuve. Lorsque les deux chaînes, consentant à s'éloigner un peu, laissent entre l’eau et le rocher une bande de terre ayant nécessairement la forme d’un vaste cirque, les hommes s'en emparent et y fondent des villes telles que Memphis, Abydos, Thèbes, Edfou.
Lorsque, enfin, dans les montagnes mêmes, des vallées transversales existeront, comme à l’ouest de Thèbes, on y verra comme l'issue mystérieuse par où passent les morts, et dans les parois de ce "passage" on creusera les tombeaux des rois : Biban el-Molouk.
Du Caire à Assouan, c'est-à-dire du delta à la première cataracte, l'Égyptien se sent donc pris, absolument, entre les montagnes et le Nil. La vallée, parfois large vers le delta, se resserre à mesure que l’on marche vers le haut fleuve. À Silsileh, les deux chaînes, en falaises, se touchent presque ; le Nil ne passe entre elles qu'en grondant, rapide, quelquefois torrentueux. C'est là que les grès succèdent aux calcaires, mettant de l'ennui dans les tons.

Au delà de la cataracte, c’est Philæ, l'"île sainte" aimée d’Osiris, toute petite, toute gracieuse, fortunée, inviolable, assez haute pour que le Nil ne la puisse inonder. Où sont les vastes plaines vertes du delta ? et les calcaires dorés du Mokattan ? et les gorges monumentales de Thèbes ? et les horizons si doucement teintés de Karnak ? et les falaises droites de Silsileh ? Ici tout est gracieux, élégant, net, tranquille. Le calcaire et le grès ont disparu ; le granit, impérissable, définitif, se montre. C'est encore le ciel du delta, mais avec moins de lumière blanche, beaucoup plus d’azur, et des colorations changeantes, de l’aube à la nuit, qui vient promptement, brusquement, sèche, calme, pure. C'est une autre Égypte qui commence, et qui se prolongera jusqu’à la deuxième cataracte, à Ouadi-Halfa.
Les chaînes arabique et libyque se disloquent ; le désert, avec ses sables jaunes ou gris, vient souvent jusqu’aux bords du Nil, luttant contre la fécondité du fleuve, étalant de longues plages mouvantes, quasi liquides, poussées sur la pente autant par leur propre poids que par les brises qui les ondulent. Et le ciel, toujours le même évidemment, devient implacable, éblouissant, bas, semble-t-il, jusqu’à la deuxième cataracte, où les basaltes noirs succèdent aux granits multicolores, où la Nubie devient éthiopienne déjà.
Depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte, combien de changements dans cette terre d'Égypte qu’un premier regard accusait d’uniformité, de monotonie ! Aussi, malgré lui, Amrou va se contredire. "L' Égypte, écrit-il, paraît aujourd’hui comme une terre poudreuse ; puis, incontinent, comme une mer bleuâtre, et comme une perle blanche ; puis comme de la boue noire, puis comme une étoffe verte reluisante, puis comme une fonte d'or rouge"; et il ajoute : "Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant." Amrou veut parler ici des changements dus au Nil en Basse-Égypte ; ils sont perpétuels, et ils se succèdent jusques aux sources du fleuve."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

samedi 4 janvier 2020

"Les tombes ont cela de remarquable en Égypte : alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités" (Marius Fontane)

Champs d'Ialou - tombe de Sennedjem

"C'est la mort, en Égypte, qui raconte la vie ; les nécropoles y sont les documents principaux. Comme des livres grands ouverts, les temples et les tombes nous disent l’histoire et les mœurs de ce lointain passé. Les temples célèbrent surtout la gloire des pharaons qui les construisirent ; sur les immenses panneaux de pierre des hauts murs, intérieurement et extérieurement, sur les parois des longues galeries sombres et des escaliers obscurs, sur le plat fuyant des colonnes, partout enfin, les maîtres de l'Égypte ont fait illustrer leurs victoires, imager leurs prouesses, graver et enluminer l'apothéose de leur divinisation. Ce sont là de véritables documents historiques, mais suspects, parfois, à cause de la destination de l'édifice et de la courtisanerie des graveurs récitants, des conteurs ayant sculpté la chronique.
Les obélisques, les colosses, les stèles, les murs des temples et des palais, parlent constamment des souverains. Mais à mesure que le temps va, que les dynasties se succèdent, l'imitation, même grossière, de ce que firent ses prédécesseurs tente le pharaon régnant, et voici qu'avec une naïveté charmante, - le cas est fréquent, - le pharaon fait simplement graver sur le temple qu'il vient à peine d’édifier à sa propre mémoire, le récit textuel d’une victoire remportée par un autre pharaon, ou bien tel passage d’un poème disant les mérites d'un aïeul. On voit avec quels scrupules ces documents historiques doivent être consultés.
Les nécropoles, tout aussi bavardes, exigent moins de précautions. La mort y est véridique, généralement, un peu exagérée quelquefois, mais toujours sincère. C'est sa propre vie que "la momie" raconte, ou encore la vie qu’elle voudrait vivre "au delà de ce monde", et qui ne serait, et qui ne doit être que la continuation de sa "première vie" vécue sur les bords du Nil. Car les tombes ont cela de remarquable en Égypte, qu'alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités, les désirs des Égyptiens ne s'écartant jamais de la possibilité des choses, leurs rêves de bonheur les plus excessifs n’étant, presque sans exception, que la continuation idéale, heureuse, de leur existence actuelle.
Les villes des morts étaient nécessairement plus étendues que les villes des vivants. À Gizeh, les monuments funéraires, symétriquement bâtis, formaient des rues ; à Saqqarah il y avait moins d'ordre : des vides et des entassements, avec des pyramides isolées ou groupées, de hauteurs diverses, les unes de sept ou huit mètres, d’autres de cent cinquante. Les nécropoles de Memphis, d'Abydos et de Thèbes ont livré à l'histoire des quantités de documents. C’est par la lecture de ces documents bâtis qu’il a été possible d'apprendre, de constituer, d'écrire une histoire de l'Égypte."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

samedi 6 octobre 2018

"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement fait le pays ; il a surtout façonné l'esprit des hommes" (Marius Fontane)

photo datée de 1875 - auteur non mentionné
"L'Égypte c’est le Nil. Le grand fleuve n'a pas seulement "fait le pays" ; il a surtout façonné l'esprit des hommes, en tourmentant leur raison, en stimulant leur curiosité. Ce fut la gloire et le malheur des Égyptiens, que cette fertilité miraculeuse des terres arrosées par le "fleuve-roi". Les convoitises les plus audacieuses ne cessèrent jamais d’être excitées vers ce "couloir africain" où la semence donne trois fois ce qu’on lui demande.
Il faut avoir vu le fleuve devant Memphis, devant Thèbes, devant Philæ, surtout devant Ibsamboul, pour comprendre l'attrait de l'Égypte, pour éprouver la fascination du Nil.

En faisant du Nil le "Jupiter égyptien", les Grecs exprimaient bien la pensée craintive qui vient à l'esprit lorsque, dans le silence lumineux des lourdes journées égyptiennes, l’homme, qu'il soit de Perse, de Grèce, de Rome ou de Byzance, voit descendre, et couler, lentement, inévitablement, ce fleuve magnifique portant en soi toute la richesse d’un pays. Tel despote pourra décréter la destruction des temples, la flagellation du peuple, le bouleversement du sol ; l'Égyptien sait que le Nil viendra à l’heure dite, et que la terre lui sera rendue, comme si le despotisme n'avait rien ordonné. L'Égyptien, par le Nil, à appris à attendre ; et lorsqu'il souffre, il compte sur le "grand ami" qui sait le consoler.
La constante régularité avec laquelle depuis tant de siècles le Nil accomplit ses bontés, fut pour l'homme plus qu’un sujet d’étonnement. L'Égyptien ne pouvait pas prévoir les lois scientifiques qui devaient expliquer un jour ce phénomène. Il croyait autant à l'intervention d'un maître inconnu qui "créait" le fleuve et l’envoyait, qu’à l'intelligence du fleuve lui-même, agissant de sa propre volonté, venant à l'Égypte avec résolution. (...)
... l’Égyptien de notre siècle, comme celui du temps d'Amrou, et du temps de Ménès, émerveillé, plein de confiance, comptant sur le Nil, ne semble pas avoir la curiosité de surprendre le secret de la merveille dont il jouit. D'où vient le Nil ? où va-t-il ? quelle est la raison de sa régularité prodigieuse, qui le fait blanc, et vert, et bleu, et rouge tour à tour ? Quel ami, quelle puissance met en lui ce limon fécondant ? À quelle source inépuisable emprunte-t-il sa richesse ? Qu importe ! Il est le maître de son mystère, et son despotisme est si bon qu’il y aurait de l’ingratitude à le questionner. Il n'a jamais failli à son devoir ; il entretient l'Égypte qui est son œuvre ; il sait, sans doute, ce qu’il veut, et nul au monde ne serait capable, eût-il des armées innombrables, de faire avancer d’un jour ou retarder d’une heure le flot bienfaisant qu’il apporte de l'inconnu. Qu'est l’homme devant cette puissance qui, si elle se détourne, détruit un monde par le seul fait de son abandon, et le vivifie malgré tout si elle continue à l'aimer ? Tout dépend du Nil ; les pharaons ne sont que ses esclaves ; l'Égypte n'existe que parce qu’il est là. Sous la dépendance du Nil, l’Égyptien accepte les munificences du fleuve, sans oser, sans vouloir rechercher les causes des bienfaits qu'il reçoit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie