jeudi 20 septembre 2018

"Nulle part en Égypte, on ne comprend mieux ce que les Pharaons voulaient dire lorsqu'ils se vantaient d'avoir fondé des monuments de pierres éternelles en l'honneur des dieux" (Gaston Maspero, à propos d'Edfou)

photo d'Antonio Beato (1825-1905)
"Si l'on me demandait quelle est, parmi les villes de l'Égypte moderne, celle qui a conservé le mieux la physionomie et les dispositions intimes d'une cité antique, je répondrais sans hésiter que c'est Edfou. 
Son temple l'annonce à distance, et le voyageur qui remonte le Nil sur sa dahabieh en aperçoit les deux tours longtemps avant d'aborder, comme jadis le pèlerin qui s'y rendait dévotement afin d'adorer le faucon d'Horus. Une heure après qu'on a quitté El-Kab, elles surgissent à peine visibles au-dessus des arbres, puis elles replongent presque aussitôt dans la verdure pour reparaître un peu plus hautes au bout de quelques minutes, et à chaque tournant qui les démasque, elles semblent ramener avec elles, en revenant, un peu du décor qui les entoure, le minaret d'une des mosquées, des pigeonniers carrés, deux ou trois pans de murs blanchis, un pâté irrégulier de maisons jaunes et grises, une berge taillée presque droit dans l'alluvion noire, deux ou trois barques, une sakiéh qui égrène au vent nuit et jour sa cantilène grinçante, une zone de blés verts et de fourrages, un faubourg bruyant sorti de terre depuis vingt ans, un canal, un pont de briques et de bois ; enfin le village proprement dit avec ses huttes basses et ses venelles presque désertes. Des chiens trop paresseux pour aboyer après l'étranger sommeillent languissamment du côté de l'ombre. Deux ou trois femmes nous croisent, informes sous leur voile traînant. Une porte s'ouvre avec fracas derrière nous, et des échos de conversations assourdies chuchotent derrière les murs. Deux tours à droite, un tour à gauche, un kouttab qui bourdonne en pleine activité de lecture, un coude brusque, et devant nous, au-dessus de nous, comme autour de nous, le temple se dresse démesuré.
Il était enterré naguère au fond d'un trou où Mariette, l'ayant déblayé, l'avait abandonné hâtivement. Le Service des Antiquités vient d'employer huit années à le dégager de façon plus complète. Il a dû acheter pour cela et démolir une quarantaine de maisons, enlever dans plusieurs endroits jusqu'à vingt et trente mètres de débris, et sa tâche
n'est pas achevée ; pourtant le parvis est libre ainsi que le site du lac sacré, et un peu en avant du pylône, sur la gauche, une chapelle qu'on apercevait à peine, celle où la déesse d'Edfou se retirait au printemps pour enfanter le dieu-fils de la triade locale. Le portail monumental par lequel les pèlerins pénétraient dans le téménos n'est plus noyé sous les décombres depuis trois ans, et bien que les fouilles n'aient pas été poussées assez loin de ce côté, elles ont donné aux touristes assez de recul pour qu'ils embrassent la façade dans son ampleur. Elle a dépouillé la parure éclatante et barbare dont les architectes l'avaient revêtue jadis, les quatre mâts gigantesques qui livraient aux vents leurs banderoles multicolores, les placages de teintes crues qui rehaussaient les bas-reliefs triomphaux des rois Ptolémées, les battants enluminés et dorés qui fermaient sa porte colossale.
Les mâts ont été brûlés, les corniches sont tombées, les pluies ont délayé les couleurs, et le soleil de midi, frappant les surfaces grises, semble y dévorer les sculptures ; à peine distingue-t-on la silhouette des figures au mince filet d'ombre qui coule le long de leurs contours. L'impression de force assurée, qui empruntait alors beaucoup de sa vivacité à la violence des tons et à la richesse des ornements, résulte aujourd'hui de la seule immensité des proportions, et peut-être n'est-elle pas moins puissante. Nulle part en Égypte, ni même à 
Karnak, on ne comprend mieux ce que les Pharaons voulaient dire, lorsqu'ils se vantaient d'avoir fondé des monuments de pierres éternelles en l'honneur des dieux. On n'imagine pas que des structures établies de façon si magistrale puissent succomber à autre chose qu'à un effort soutenu de la perversité humaine ; et pourtant, à les examiner de près, on ne tarde pas à constater qu'elles sont à bout de résistance en bien des endroits, et que plusieurs de leurs parties menacent de succomber par faiblesse sénile. L'air et le soleil ont désagrégé tel ou tel bloc à ce point qu'on les creuse du doigt ; ailleurs la poussée des terres ou des immondices a infléchi les murs en leur milieu, et le mouvement qu'elle a provoqué dans les assises ne s'est pas arrêté depuis que le déblaiement en a supprimé la cause. (...)


C'est l'ordinaire paysage d'Égypte, mais plus maigre qu'aux environs d'Esnéh ou de Kom-el-Ahmar, deux chaînes de collines menues, déchiquetées, noires et zébrées de jaune où le sable s'écoule, un Nil boueux et presque désert, des lignes d'arbres tourmentés par le vent, des taches de verdure tranchant en vigueur sur les grisailles de la plaine. Tranquillement le soleil décline, projetant sur la ville l'ombre toujours plus longue du temple. Les feux s'allument pour le repas du soir, et de même que dans le vers mélancolique de Virgile, les toits des maisons fument. Les faucons planent autour de nous, en décrivant de grands cercles avant de regagner leurs aires, et unis à leurs cris, des bruits de voix imprécises flottent par instants jusqu'au sommet des tours. Les femmes s'appellent d'une terrasse à l'autre, les hommes assis ou debout sur le seuil de leurs portes causent gravement à travers la rue, et nous désignant du geste semblent s'inquiéter de ce que nous faisons là-haut à des heures si tardives. Est-ce bien l'Edfou d'aujourd'hui qui va s'endormir sous nos yeux ? Les quelques traits qui y trahissaient la vie d'à présent, le minaret de la mosquée, les poteaux du télégraphe, les tuyaux en tôle des pompes à vapeur, se sont effacés sous la caresse du jour mourant : le moderne sombre doucement dans la pâleur indécise du crépuscule, et l'appel du muezzin résonne à nos oreilles comme un écho affaibli des chants par lesquels les prêtres d'Horus saluaient la mort journalière de leur dieu."

extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

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