photo Marc Chartier |
Maintenant le Nil est pareil à une immense lagune qui reflète les irisations du ciel, et des mirages naissent dans son sein. On croirait flotter sur la barque d'Isis, entre deux immensités, si entre le ciel et son double liquide la rive n'interposait sa ligne opaque comme une eau forte, où les silhouettes noires des palmiers lointains dessinent une végétation de lotus et de roseaux.
Enfin, tout s'obscurcit. Le couchant n'est plus qu'un arc bas tendu sur l'horizon, une porte d'or qui pâlit dans la fraîcheur de la nuit. Déjà Orion brille de toute sa splendeur vers le zénith, et des constellations inconnues de nos zones apparaissent au sud.
Trois jours durant je suis resté sous l'incantation de ces merveilleux couchers de soleil et de ces nuits magiques. Ni le spectacle toujours changeant des rives avec leurs rochers à pic et leurs villes arabes, leurs troupes d'ibis voyageurs et leurs vastes perspectives sur le désert blanc semé d'oasis ; ni les hypogées de Beni-Hassan, vrais temples taillés dans le roc vif, ni la grotte de Spéos Artémidos qui se cache comme un repaire de lion dans une ravine de la chaîne arabique, ne purent en distraire ma pensée.
Les beautés de la terre et les souvenirs de l'histoire me paraissaient futiles devant les magnificences du ciel que j'attendais chaque soir comme l'unique événement de la journée, toujours nouveau et toujours saisissant. J'en arrivai ainsi à observer les trois phases de la lumière sur le Nil après le coucher du soleil. Le disque rouge et flamboyant a disparu derrière la chaîne libyque. Pareil à l'impalpable voile gris qui annonce la mort sur le visage humain, un frisson court sur le désert livide. À la place où le soleil s'est englouti, le ciel devient d'un jaune pâle. Il semble que tout soit fini et qu'à cette lueur blafarde va succéder la nuit sans transition. Telle est la première lumière d'un effet sinistre et presque sépulcral. Mais bientôt le nimbe jaune se concentre en une arche d'or en fusion, reflet du disque d'Ammon-Râ dans l'atmosphère ; transfiguration du dieu mort dans l'âme palpitante de la terre amoureuse. L'arc orangé se fond à l'azur par les sept couleurs du prisme. C'est la deuxième lumière. Elle flamboie rapide comme un vertige de l'âme, où toute la gamme d'une vie ardente vibre une fois encore dans l'ivresse et le brisement de l'adieu. Mais, à mesure que pâlit le porche de feu, il se forme au dessus une auréole violette qui s'élargit de plus en plus comme un nimbe de douleur et de passion et qui finit par envahir tout le ciel. Quand l'air est très pur, on voit sortir de ce nimbe cinq rayons roses qui montent jusqu'au zénith et font pâlir les constellations naissantes. C'est la troisième lumière, c'est l'adieu d'Ammon-Râ, le dernier sourire du dieu déjà lointain et la promesse de sa résurrection. La porte d'or est devenue la porte blanche et blafarde, celle qui conduit à l'autre monde, au royaume d'Osiris. Et le dernier rayon d'Ammon-Râ semble dire à l'âme accablée : "Tu ne me verras plus ; j'ai franchi les portes de la mort ; va me chercher là-bas."
Cette grandiose trilogie entre la terre, le soleil et le ciel me frappa comme une représentation vivante du drame mythologique d'Ammon-Râ, dont les trois actes pourraient s'appeler : la vie, la mort et la résurrection, et qui embrassent l'histoire de tous les êtres. Ne nous étonnons pas que les vieux Égyptiens, journellement enveloppés par la splendeur de ce spectacle, aient résumé en lui le drame de l'âme, de l'univers et des dieux."
extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français
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