dimanche 23 septembre 2018

"Le sens artistique de l'Égyptien a subi l'empreinte du contraste extrême qui existe entre le désert et la plaine cultivée" (Flinders Petrie)

 
photo Marc Chartier
"Pour bien comprendre un art quelconque, il est (...) indispensable de connaître le milieu qui lui a donné naissance, d'en saisir les contrastes, les nécessités, l'atmosphère particulière, en un mot, tous les caractères qui sont la base de sa manière d'être.
Parmi les conditions particulières à l'Égypte, il faut compter le soleil, un soleil ardent, éblouissant ; le contraste extraordinaire entre la stérilité du désert et la végétation luxuriante de la bande étroite qui avoisine le fleuve, et enfin la monotonie de ligne de ces terres cultivées, du plateau désert et de la montagne calcaire qui, entrecoupée de précipices abrupts, se dresse à une centaine de mètres de hauteur sans offrir la moindre brèche. Dans un tel milieu, l'architecture de toute autre contrée aurait paru faible et fausse : le style égyptien n’a jamais connu de défaillance dans ses variétés et ses transformations.
L'éclat extraordinaire du soleil amena les architectes à construire des monuments presque sans fenêtres. La lumière qui pénétrait par les ouvertures d'accès suffisait pour éclairer l'intérieur de la construction. Dans les salles plus éloignées, une ouverture de vingt centimètres carrés environ dans le plafond ou une fente de quelques centimètres dans les murs latéraux assurait un éclairage convenable. Ce mode de construction avait pour conséquence de laisser de grandes surfaces de murailles unies : elles furent ensuite couvertes de scènes gravées.
Ce serait une erreur, toutefois, de considérer ces représentations comme des décorations architecturales ; on doit les regarder plutôt comme des tablettes ou des papyrus. La foi des Égyptiens dans la vertu magique des images les amena naturellement à utiliser les murs de leurs temples ou de leurs tombeaux pour y représenter les différentes scènes de leur culte. Ils croyaient ainsi continuer perpétuellement le service divin. Aussi les édifices que nous voyons sont-ils moins des monuments au sens habituel du mot, que de gigantesques rituels illustrés contenant le dieu consacré à l’adoration.
L'éclairage latéral brutal a exercé également une grande influence sur la sculpture. En effet, un relief, quelque beau qu’il soit, est peu distinct dans une lumière diffuse venant de face. Pour qu’il ressorte mieux et produise de l'effet, il fallut recourir à un enluminage énergique. La peinture devint alors si prépondérante qu'elle nuisit souvent à l'effet des sculptures les plus fines, car, avant d'y appliquer la couleur, on les enduisait d'une couche de stuc. Ce procédé regrettable, dédaigneux de la délicatesse de la sculpture, commença à la XIIe dynastie et devint une règle à l’époque ptolémaïque.
Le sens artistique de l'Égyptien a subi l'empreinte du contraste extrême qui existe entre le désert et la plaine cultivée. De chaque côté de la plaine, s'étend, toujours visible, le désert infini, sans végétation, sans vie : c’est la région des esprits malins et des bêtes féroces, la retraite des nomades toujours prêts à fondre sur les champs et les troupeaux non gardés. Au centre de cet immensité sauvage, se déroule une bande étroite de terre, riche, noire, grasse et fertile sous les rayons puissants du soleil, saturée de force vitale et portant les moissons les plus vertes, autant de fois par an qu’on peut l'irriguer. En certains endroits - sous les palmiers qui produisent leur charge annuelle de fruits - le blé et la fève mûrissent jusque trois fois. Quatre fois donc, le sol fécond déverse ainsi sa sève sans cesse renouvelée.
En architecture, le contraste entre cette exubérance et la stérilité absolue qui l’environne est reflété par la disproportion entre la minutie des détails et la grandeur des édifices. Les parois des constructions les plus colossales sont souvent entièrement couvertes de sculptures et de peintures minutieuses, et ce qui partout ailleurs serait disproportionné est parfaitement harmonieux au milieu de ces contrastes naturels.
Le paysage, avec ses lignes horizontales et verticales fortement accentuées, détermine le style des monuments qui viendront se placer dans un tel décor. La ligne qui domine, lorsqu'un temple est vu à faible distance, c'est le niveau de la vallée verdoyante du Nil, sans une ondulation, sans une pente. Derrière le monument, la ligne du ciel est constituée par la crête régulière du plateau désertique, coupée à distance par quelque vallon, qu’aucun sommet ne dépasse. Et la face des falaises, formant le fond du décor, est rayée par des lignes horizontales.
Tantôt elle s'élève en gradins, tantôt elle apparaît comme un mur immense composé de lits réguliers de pierres ; les érosions ont découpé les parois rocheuses en piliers verticaux, dont les intervalles sont enveloppés d’ombre profonde. Dans un tel cadre, où tout est immuablement rectangulaire, des monuments moins massifs et carrés que ceux produits par l’architecture égyptienne auraient été absolument déplacés. Les frontons de la Grèce, les arcs romains, les ogives gothiques seraient écrasés par ce cadre sévère. (...)

L'art égyptien, quelque exubérant et enjoué qu'il ait pu être, a toujours obéi aux obligations que lui imposait son milieu naturel, et celles-ci lui permirent de produire les portraits les plus vivants, l'harmonie la plus belle et l'expression la plus délicate. 
L'art égyptien a donc été bien inspiré en étudiant les conditions de son milieu et en se soumettant aux obligations qu'elles lui imposaient, et c'est précisément dans cette soumission que réside toute sa grandeur."

extrait de Arts et métiers de l'ancienne Égypte, 1915, par Flinders Petrie (1853-1942 ), égyptologue anglais, professeur d'égyptologie à l'University College de Londres. Traduction par Jean Capart

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