"Après avoir traversé le Nil à Fostat (le vieux Caire), que le voyageur Norden a pris si improprement pour l'ancienne Memphis, on marche presque directement vers la grande pyramide de Gyzeh. Nous fîmes deux lieues à travers les prairies et les jardins que le Nil venait de rafraîchir et de féconder. La végétation cesse tout-à-coup à un quart de lieue des pyramides : citadelles immenses, éternelles, elles sont assises sur les confins du désert comme sur les frontières de l'empire de la mort. Les efforts du temps, la fureur des orages, se brisent contre les pyramides, comme les flots de la mer contre le rocher que Dieu lui assigne pour limite.
Rien ne saurait rendre les impressions qui s'emparèrent exclusivement de moi, à mesure que j'approchais des plus grands monuments élevés par la main des hommes. Lorsqu'on est au pied pied de ces masses énormes, que l'on ne peut comparer à rien, l'âme est d'abord frappée d'une sorte de surprise, de stupeur, qui ne fait place que longtemps après au sentiment de l'admiration. J'étais tenté de croire, avec le Tarykh Tabary, que ce qui s'offrait alors à ma vue était l'ouvrage des pery, des fées qui gouvernèrent le monde pendant deux mille ans, après lesquels Eblis, envoyé de Dieu pour les chasser, les confina dans la partie du monde la plus reculée.
Ces pyramides, que l'auteur arabe nomme el-Ahrâm [les décrépites], sont-elles l'ouvrage de Djihân ben-Djihân, ce roi des génies, avant la création de l'homme ? (...) Je ne suivis pas la marche ordinaire ; je n'écoutai point les avis de mes guides : j'éprouvais le besoin d'arriver au sommet de cette montagne artificielle et merveilleuse ; ses angles forment des escaliers très élevés, mais assez faciles. Lorsque j'eus atteint la plate-forme qui termine la pyramide, je crus voir l'univers entier se dérouler devant moi. (...)
Il serait inutile d'entrer dans de grands détails relativement aux pyramides : Maillet, de Pauw, Niebuhr, Norden, Savary, le P. Sicard, Volney, Denon, et l'ouvrage de la Commission d'Égypte ne laissent rien à désirer ; les critiques les plus éclairés ont tout dit à ce sujet. (...)
Il me paraît bien prouvé que les pyramides n'ont jamais été des observatoires, que jamais les recherches astronomiques n'ont pu être le but de cette construction gigantesque. Ces tombeaux, élevés sans doute avec des matériaux apportés de carrières éloignées, ne sont point le résultat du nivellement du terrain sur lequel ils sont assis ; ce qui supposerait l'existence d'une montagne dans un lieu où rien ne porte à croire qu'il en ait jamais pu exister.
Les souverains sont quelquefois peuple en fait de croyance : les dogmes religieux des Égyptiens faisaient espérer à leurs rois qu'ils reprendraient leur corps après quatre mille ans, si cette enveloppe se trouvait alors préservée de la corruption ; cela explique comment un roi a fait souffrir tout un peuple, pour cacher sa misérable dépouille mortelle sous un amas de rochers. Mais quel fut ce roi ? le voile le plus épais couvre cette partie de l'histoire. Il est difficile d'ajouter foi aux exactions tyranniques de Chéops, aux prostitutions de sa fille, qui payaient ces immenses travaux. (...)
Nous déjeunâmes, avant d'entrer dans la pyramide, sur une énorme pierre qui sert de fronton à la porte. Plus de cinquante Arabes se disputaient à qui servirait de guide dans les détours des pyramides. Après que le nombre et l'ordre de notre escorte furent déterminés, on alluma des flambeaux, et, le corps très courbé, nous entrâmes dans un corridor d'environ trois pieds de hauteur. Ce chemin , qui descend avec assez de rapidité, est encombré de morceaux de pierre détachés des murailles ou apportés de l'intérieur, dans les dernières fouilles que M. Salt, consul général d'Angleterre, vient d'y faire faire conjointement avec MM. Kabitzsch et Caviglia, et qui furent couronnées du succès : ils parvinrent jusqu'à la communication du grand puits avec ce que l'on croit être la chambre sépulcrale du roi ; ils ont en outre découvert une chambre dans la partie la plus basse de la pyramide ; mais on sait qu'ils n'ont trouvé ni sarcophages ni bas-reliefs, ni statues, pas même des médailles.
Après être descendu et monté environ l'espace de soixante pas, aidé par un Arabe, j'arrivai, le visage battu par les chauves-souris, jusqu'à la chambre du roi : on n'y voit autre chose que le sarcophage de granit brisé. J'éprouvais une oppression presque insupportable. Nous redescendîmes toujours courbés, étouffés par la fumée des flambeaux, et chacun atteignit avec grand plaisir la porte de ce labyrinthe terrible, dont le séjour produit l'impression d'un mauvais rêve."
extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.
Rien ne saurait rendre les impressions qui s'emparèrent exclusivement de moi, à mesure que j'approchais des plus grands monuments élevés par la main des hommes. Lorsqu'on est au pied pied de ces masses énormes, que l'on ne peut comparer à rien, l'âme est d'abord frappée d'une sorte de surprise, de stupeur, qui ne fait place que longtemps après au sentiment de l'admiration. J'étais tenté de croire, avec le Tarykh Tabary, que ce qui s'offrait alors à ma vue était l'ouvrage des pery, des fées qui gouvernèrent le monde pendant deux mille ans, après lesquels Eblis, envoyé de Dieu pour les chasser, les confina dans la partie du monde la plus reculée.
Ces pyramides, que l'auteur arabe nomme el-Ahrâm [les décrépites], sont-elles l'ouvrage de Djihân ben-Djihân, ce roi des génies, avant la création de l'homme ? (...) Je ne suivis pas la marche ordinaire ; je n'écoutai point les avis de mes guides : j'éprouvais le besoin d'arriver au sommet de cette montagne artificielle et merveilleuse ; ses angles forment des escaliers très élevés, mais assez faciles. Lorsque j'eus atteint la plate-forme qui termine la pyramide, je crus voir l'univers entier se dérouler devant moi. (...)
Il serait inutile d'entrer dans de grands détails relativement aux pyramides : Maillet, de Pauw, Niebuhr, Norden, Savary, le P. Sicard, Volney, Denon, et l'ouvrage de la Commission d'Égypte ne laissent rien à désirer ; les critiques les plus éclairés ont tout dit à ce sujet. (...)
Il me paraît bien prouvé que les pyramides n'ont jamais été des observatoires, que jamais les recherches astronomiques n'ont pu être le but de cette construction gigantesque. Ces tombeaux, élevés sans doute avec des matériaux apportés de carrières éloignées, ne sont point le résultat du nivellement du terrain sur lequel ils sont assis ; ce qui supposerait l'existence d'une montagne dans un lieu où rien ne porte à croire qu'il en ait jamais pu exister.
Les souverains sont quelquefois peuple en fait de croyance : les dogmes religieux des Égyptiens faisaient espérer à leurs rois qu'ils reprendraient leur corps après quatre mille ans, si cette enveloppe se trouvait alors préservée de la corruption ; cela explique comment un roi a fait souffrir tout un peuple, pour cacher sa misérable dépouille mortelle sous un amas de rochers. Mais quel fut ce roi ? le voile le plus épais couvre cette partie de l'histoire. Il est difficile d'ajouter foi aux exactions tyranniques de Chéops, aux prostitutions de sa fille, qui payaient ces immenses travaux. (...)
Nous déjeunâmes, avant d'entrer dans la pyramide, sur une énorme pierre qui sert de fronton à la porte. Plus de cinquante Arabes se disputaient à qui servirait de guide dans les détours des pyramides. Après que le nombre et l'ordre de notre escorte furent déterminés, on alluma des flambeaux, et, le corps très courbé, nous entrâmes dans un corridor d'environ trois pieds de hauteur. Ce chemin , qui descend avec assez de rapidité, est encombré de morceaux de pierre détachés des murailles ou apportés de l'intérieur, dans les dernières fouilles que M. Salt, consul général d'Angleterre, vient d'y faire faire conjointement avec MM. Kabitzsch et Caviglia, et qui furent couronnées du succès : ils parvinrent jusqu'à la communication du grand puits avec ce que l'on croit être la chambre sépulcrale du roi ; ils ont en outre découvert une chambre dans la partie la plus basse de la pyramide ; mais on sait qu'ils n'ont trouvé ni sarcophages ni bas-reliefs, ni statues, pas même des médailles.
Après être descendu et monté environ l'espace de soixante pas, aidé par un Arabe, j'arrivai, le visage battu par les chauves-souris, jusqu'à la chambre du roi : on n'y voit autre chose que le sarcophage de granit brisé. J'éprouvais une oppression presque insupportable. Nous redescendîmes toujours courbés, étouffés par la fumée des flambeaux, et chacun atteignit avec grand plaisir la porte de ce labyrinthe terrible, dont le séjour produit l'impression d'un mauvais rêve."
extrait de Voyage dans le Levant, par Louis Nicolas Philippe Auguste de Forbin (1777-1841), peintre, écrivain archéologue, successeur de Vivant Denon en 1816 comme directeur général du musée du Louvre.
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