samedi 29 septembre 2018

"Les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont 'animées' au sens étymologique de ce mot" (Jean Capart)


 
photo Lekegian
"Si la plupart des monuments architecturaux sont des maisons habitées par l'âme des dieux ou des morts, l'hôte réel de ces édifices est la statue. En effet, les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont "animées" au sens étymologique de ce mot, c'est-à-dire pourvues d'une âme entrée par le moyen des formules magiques ; on leur reconnaît les besoins physiques d'un corps de chair et d'os, et l'on veille à pourvoir à la satisfaction de ceux-ci.
Un texte théologique memphite définit clairement la conception que l'on avait des statues divines. Il y est dit du dieu Ptah : "Il a formé les dieux, créé leurs villes, fondé leurs provinces ; il a établi les dieux dans leurs sanctuaires, leur a fait offrir des pains d'offrande ; il a fondé leurs sanctuaires, il a modelé leurs corps
de manière que leur cœur en soit satisfait, et alors les dieux sont entrés dans leurs corps de toutes espèces de bois, de pierres et de métaux." On nepeut exprimer d'une façon plus claire que lorsqu'on a fabriqué en bois, en pierre ou en métal un corps, dont la forme est appropriée au désir de la divinité, celle-ci vient s'y superposer en quelque sorte, afin de vivre dans le sanctuaire et d'y jouir des offrandes que les sacrifices périodiques renouvelaient. Il y a évidemment un écho de cette conception dans l'audace de certaines conjurations égyptiennes menaçant le dieu qui reste sourd aux invocations, de le priver du nécessaire dans son sanctuaire et de le laisser mourir de faim. C'est affirmer en effet que le dieu est vulnérable par son corps-statue enfermé dans le temple.
Nous aurions quelque peine à admettre que les rois égyptiens considéraient de même comme animées des statues les représentant de leur vivant, si nous ne savions qu'ils jouissaient du privilège, commun avec les dieux, de posséder des âmes multiples dont l'une pouvait parfaitement s'incorporer dans une statue. Plusieurs fois des rois ont érigé des sanctuaires où leur propre image, unie à celle des dieux, était l'objet d'un culte rendu par le roi lui-même. Ainsi, Ramsès II parle du monument qu'il a érigé pour son image vivante au pays de Nubie. 
Les statues royales recevaient un nom spécial, ce qui leur donne une valeur particulière si l'on sait que les Égyptiens considéraient le nom comme une sorte d'âme jouissant d'une existence individuelle.  
Nous voyons par des décrets sacerdotaux, connus principalement à l'époque ptolémaïque, que l'on consacrait des statues ou des groupes royaux destinés à recevoir des honneurs divins du vivant même des souverains qu'elles représentaient. Les décrets de Rosette et de Philae au nom de Ptolémée V, exposent ce qui suit : 1° dans tous les temples du pays sera érigé un groupe, représentant le roi, recevant du principal dieu local le glaive de la victoire et qui portera le nom de "Ptolémée le vengeur de l'Égypte" ; 2° de même, en chacun de ces endroits, une image en bois du roi sera conservée dans un tabernacle d'or, d'une forme particulière, porté dans les processions avec les autres sanctuaires de ce genre ; 3° les particuliers auront la permission d'avoir dans leur maison un sanctuaire avec l'image et de participer aux fêtes ; 4° une statue de la reine sera placée à côté de celle du roi, recevant le glaive de la divinité locale ; 5° l'image en bois de la reine sera jointe à l'image royale dans les tabernacles des processions ; 6° les particuliers auront la faculté également de rendre des hommages aux statues du couple royal, dans leur propre maison.
Les rois se plaisaient à accumuler des exemplaires de leur effigie dans certains temples, disposant par exemple des statues entre les différentes colonnes d'une cour, comme à Louksor.
Certaines statues avaient des formes particulières, qui les mettaient directement en relation avec les offrandes faites aux dieux. Le roi tiendra une table d'offrandes en mains, il présentera un objet de culte, etc.
Le bénéfice que rapportaient de telles consécrations de statues paraissait suffisant pour que des rois n'aient pas hésité à usurper des statues de leurs prédécesseurs, pour s'en attribuer le mérite aussi bien que le profit.(...)
Un certain nombre de statues royales trouvées dans les temples ont une valeur funéraire. L'âme des rois défunts venait les animer, ou plus exactement elle y trouvait un abri pour venir participer dans le temple à la vie des commensaux du dieu. Il semble que certains souverains aient aussi parfois consacré des séries de statues représentant leurs ancêtres. Ces images étaient portées dans les processions. Les statues funéraires des temples étaient comme des répliques des statues déposées dans le tombeau. (...)
Ainsi donc les statues égyptiennes peuvent être généralement considérées, avant tout, comme des corps vivants, animés par l'esprit d'un dieu, d'un roi, d'un homme, le plus souvent mort, et l'on concevra qu'une telle conception puisse modifier profondément le point de vue artistique. Nous verrons de plus que certaines statues, faites pour les funérailles, ont été souvent cachées pour toute l'éternité, enfermées qu'elles étaient dans un réduit de la maçonnerie du tombeau qu'on appelle le "serdab". Le plus ancien sculpteur de statues nous apparaîtra moins comme un artiste que comme un ouvrier spécialiste, aide du prêtre funéraire, contribuant par son habileté à la réussite des cérémonies rituelles indispensables pour assurer l'existence d'outre-tombe du défunt. Le succès de l'opération dépendait en grande partie du degré de perfection de l'ouvrage du sculpteur, puisque le corps de bois, de pierre ou de métal devait convenir à l'âme du défunt comme tout à l'heure la statue divine à l'âme du dieu."
 
extrait de Leçons sur l'art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), membre correspondant de l'Académie royale de Belgique, chargé de cours d'égyptologie à l'Université de Liège, professeur à l'Institut supérieur d'art et d'archéologie de l'Université de Liège, secrétaire et secrétaire des Musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles
 
 

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