photographie d’Henri Duval (18..-19..) |
Ils dorment, eux et leurs femmes, dans deux ravins distincts : celui du nord donne l'hospitalité aux rois, celui du sud abrite les sarcophages des reines. Nous avons commencé notre visite par la Vallée des Rois, et pour y arriver, nous sommes passés par le temple de Séti I à Kourna. C'est un de ces sanctuaires égyptiens dont le plan nous est déjà devenu familier. Le pylône et le vestibule sont détruits, mais la salle hypostyle, le saint et le saint des saints sont conservés ; il en est de même des chapelles latérales, notamment de celles qui étaient consacrées au culte de Ramsès I, père de Séti, et de Ramsès II, son fils.
Celui-ci, est-il nécessaire de le dire ? a voulu, ici comme partout, inscrire son souvenir dans le monument paternel. Notre très courte visite à ce sanctuaire ne m'a pas permis d'en étudier les reliefs, qui sont pleins d'intérêt. Il y en a un qui nous montre un chadouf fonctionnant, il y a 3.500 ans, à la manière de ceux que j'ai vus des centaines de fois en action sur les deux rives du Nil.
En quittant le temple de Séti, nous nous sommes engagés dans la Vallée des Rois, que les Arabes appellent le Bibân el Molouk.
Après la journée de Karnak, je me figurais que je ne saurais plus rien admirer : je me trompais. Une nouvelle source d'émotions m'attendait ici.
Comment redire ce que j'y ai éprouvé ? Ô la stupéfaction des sens et de l'esprit devant la sublime horreur de ce paysage funèbre, vrai séjour de la mort et du néant !
Dans la radieuse matinée printanière, nous chevauchions solitaires et muets à travers cette gorge où il n'y avait d'autres vivants que nous, nos montures et leurs conducteurs. Pas un brin d'herbe, pas une goutte d'eau ne vivifiait l'uniforme nudité du sol, pas le plus léger nuage n'altérait l'immuable azur du ciel, pas le moindre bruit ne profanait la majesté du vaste silence. Nous nous faisions à nous-mêmes l'effet d'ombres qui glissaient comme des apparitions à travers un semblant de paysage et sur un sol sans réalité. La tristesse infinie de la terre et la radieuse beauté du ciel faisaient un contraste tellement impressionnant, qu'il semblait ménagé à dessein par quelque force surnaturelle.
Imaginez quelque chose de plus saisissant que le divin sourire de la voûte céleste enveloppant le squelette de la terre. On eût dit que dans les bras de ce ciel incomparable, la terre se fût efforcée de revivre et voulait retrouver les couleurs de la vie sous ses baisers. Les parois fauves du ravin, chauffées au feu du soleil comme le fer dans la forge, revêtaient un ensemble de teintes dont la gamme, partant du brun, atteignait le violet pâle sans le dépasser, avec une richesse fantastique de nuances dont on ne saurait donner une idée à qui ne les a vues. (...)
Le ciel et l'enfer, superposés sans se pénétrer, restaient deux mondes fermés l'un à l'autre, qui, s'offrant au regard dans une seule et même vision, y laissaient une impression unique d'admiration et d'horreur. Ce spectacle se prolongeait et s'accentuait à mesure que nous avancions, à travers un silence toujours plus solennel et presque accablant.
Il est impossible de rendre la formidable majesté de ce paysage de mort, où l'on ne se fût pas étonné d'entendre soudain retentir la trompette du jugement dernier, appelant devant le juge suprême tout le troupeau des trépassés. Je me figure qu'au grand jour de ce réveil universel, le ciel aura la même beauté pour accueillir les élus et la terre la même tristesse pour engloutir les infortunés qui crieront aux montagnes de tomber sur eux.
Cette chevauchée à travers le vallon des Rois restera une de mes plus puissantes impressions de voyage. Encore aujourd'hui, en fermant les yeux, je revois ce sombre et radieux défilé, et j'ai dans l'oreille le cri strident du vautour qui vint déchirer de sa note sinistre l'angoissant silence. Ah ! que pareille nécropole était digne de ces Pharaons qui, de leur vivant, avaient été plus que des hommes, et qui, dans leurs tombes, semblaient vouloir être plus que des morts !"
extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.
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