mercredi 2 décembre 2020

La transport des momies royales, par Arthur Rhoné

Transport des sarcophages de Deir-el-Bahari au Nil.
Dessin d'après nature de M. Émile Bayard

"Trois cents Arabes furent réunis et, après quarante-huit heures d'un travail ardu, par 50° de chaleur, le caveau était vide et les momies rangées au milieu du cirque dont le fond tapissé de sable se creuse en une cuvette aux contours adoucis qu'entoure l'imposante muraille de rochers, découpée verticalement comme un jeu d'orgues. Au lieu d'une momie royale il y en avait trente-six ! Ce fut un spectacle saisissant, nous dit M. Brugsch, que de voir étendus côte à côte en cette solitude et au milieu du calme de la nuit, toutes ces gaines de momies aux formes rigides, aux yeux fixes, et dont la lune faisait revivre les enluminures, les ors et les blancheurs. 
Rien de plus pénible que de surveiller le transport de ces six mille objets, grands et petits, à travers l'immense plaine de Thèbes que certaines momies portées par seize hommes mirent huit heures à traverser ; il fallut même d'énergiques mesures pour arrêter les tentatives de vols de quelques jeunes Arabes, aussi habiles qu’obstinés à dissimuler. Lorsqu'on vint relever les momies pour les emporter, un fait singulier s'était produit : le soleil ardent, qui rendait les caisses vernissées aussi brûlantes que du fer rouge, avait agi sans ménagement sur le corps d'un personnage privé de couvercle et à demi démailloté. Les muscles momifiés s'étaient contractés comme des cordes à violon et l'avant-bras de ce mort, aussi vieux que les héros d'Homère, se dressait menaçant hors du cercueil. On eut grand'peine à le faire rentrer et il fallut y employer la force. 
Tout ce panthéon funèbre fut arrimé dans le bateau à vapeur du Musée (celui de feu Mariette) qu'on venait d'envoyer à Louqsor. Le pont, les divans, les tables étaient chargés de dépouilles royales ; le lit de Mariette et chacune des chambres que nous avions occupées et que nous occupâmes depuis, devint alors l'asile d'un roi ou d'une reine d'Égypte ; pour la dernière fois ils descendaient ce fleuve que si souvent ils parcoururent avec un appareil de guerre ou de fête. Ils durent être satisfaits, car les autorités civiles et militaires de toutes les provinces venaient leur rendre visite, demandant avec une candeur tout orientale si de pareils trésors ne suffiraient pas à payer toutes les dettes de l'Égypte. Au passage du bateau, sur lequel on apercevait ces grands corps allongés, la population de la Thébaïde accourait sur les deux rives du Nil : les hommes faisaient fantasia en tirant des coups de fusil, les femmes échevelées poussaient leur cri du zagharit, cette ululation argentine qu'elles font entendre à toute occasion de deuil ou de fête. Ne faut-il pas voir dans ce fait poétique et touchant une preuve à l'appui de ce que Mariette me disait en 1875 ? "On ne fera jamais de recherches complètes en Égypte qu'avec l'aide et l'autorité d'un gouvernement européen quel qu'il soit. L'intelligence des Turcs est absolument fermée à ces hautes études comme à toute compréhension de ce qu'elles peuvent avoir d'intéressant pour nous. Les fellahs seuls ont conservé le sentiment secret de leur ancienne gloire. Sans rien savoir, ils sentent que tout cela vient d'eux, que c'est leur histoire, car ils ont conservé jusqu'à un certain point le sentiment d'honneur de la race, si durable en Orient."
 
extrait de Gazette des beaux-arts, Volume1, 1883 par Arthur (-Ali) Rhoné (1836-1910), égyptologue amateur et érudit français. 
"Arthur-Ali Rhoné incarne à merveille la figure de l’amateur aux larges curiosités, se dévouant corps et âme à toutes sortes de causes patrimoniales, faute d’avoir pu trouver sa place dans l’institution académique. Il œuvra en particulier de manière décisive à la protection des monuments du Caire." (BnF Patrimoines partagés)

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