jeudi 17 décembre 2020

La Vallée des Rois, "spectacle de la plus morne désolation" (Théophile Gautier)

Biban el-Moulouk (Vallée des tombeaux des rois) / H[enri] Duval ; 
[photogr. reprod. par A. Cintract pour la] Société de géographie. Source : Gallica

"On arriva bientôt à l'étroit défilé qui donne entrée dans la vallée de Biban-el-Molouk. On eût dit une coupure pratiquée de main d'homme à travers l'épaisse muraille de la montagne, plutôt qu'une ouverture naturelle, comme si le génie de la solitude avait voulu rendre inaccessible ce séjour de la mort.
Sur les parois à pic de la roche tranchée, l'oeil discernait vaguement d'informes restes de sculptures rongés par le temps et qu'on eût pu prendre pour des aspérités de la pierre, singeant les personnages frustes d'un bas-relief à demi effacé.
Au delà du passage, la vallée, s'élargissant un peu, présentait le spectacle de la plus morne désolation.
De chaque côté s'élevaient en pentes escarpées des masses énormes de roches calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes, en pleine décomposition sous l'implacable soleil. Ces roches ressemblant à des ossements de mort calcinés au bûcher bâillaient l'ennui de l'éternité par leurs lézardes profondes, et imploraient par leurs mille gerçures la goutte d'eau qui ne tombe jamais ; leurs parois montaient presque verticalement à une grande hauteur et déchiraient leurs crêtes irrégulières d'un blanc grisâtre sur un fond de ciel indigo presque noir, comme les créneaux ébréchés d'une gigantesque forteresse en ruine.
Les rayons du soleil chauffaient à blanc l'un des côtés de la vallée funèbre, dont l'autre était baigné de cette teinte crue et bleue des pays torrides qui paraît invraisemblable dans les pays du Nord lorsque les peintres la reproduisent, et qui se découpe aussi nettement que les ombres portées d'un plan d'architecture.
La vallée se prolongeait, tantôt faisant des coudes, tantôt s'étranglant en défilés, selon que les blocs et les mamelons de la chaîne bifurquée faisaient saillie ou retraite. Par une particularité de ces climats, où l'atmosphère, entièrement privée d'humidité, reste d'une transparence parfaite, la perspective aérienne n'existait pas pour ce théâtre de désolation ; tous les détails nets, précis, arides, se dessinaient, même aux derniers plans, avec une impitoyable sécheresse, et leur éloignement ne se devinait qu'à la petitesse de leur dimension, comme si la nature cruelle n'eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette terre décharnée, plus morte encore que les morts qu'elle renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de feu une lumière aveuglante comme celle qui émane des métaux en fusion. Chaque plan de roche, métamorphosé en miroir ardent, la renvoyait plus brûlante encore. Ces réverbérations croisées, jointes aux rayons cuisants qui tombaient du ciel et que le sol répercutait, développaient une chaleur égale à celle d'un four, et le pauvre docteur allemand ne pouvait suffire à éponger l'eau de sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus, trempé comme s'il eût été plongé dans l'eau.
L'on n'eût pas trouvé dans toute la vallée une pincée de terre végétale ; aussi pas un brin d'herbe, pas une ronce, pas une liane, pas même une plaque de mousse ne venait interrompre le ton uniformément blanchâtre de ce paysage torréfié. Les fentes et les anfractuosités de ces roches n'avaient pas assez de fraîcheur pour que la moindre plante pariétaire pût y suspendre sa mince racine chevelue. On eût dit les tas de cendres restés sur place d'une chaîne de montagnes brûlée au temps des catastrophes cosmiques, dans un grand incendie planétaire : pour compléter l'exactitude de la comparaison, de larges zébrures noires, pareilles à des cicatrices de cautérisation, rayaient le flanc crayeux des escarpements. Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun frémissement de vie ne le troublait, ni palpitation d'aile, ni bourdonnement d'insecte, ni fuite de lézard ou de reptile ; la cigale même, cette amie des solitudes embrasées, n'y faisait pas résonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille à du grès broyé, formait le sol, et de loin en loin s'arrondissaient des monticules provenant des éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la chaîne excavée par le pic opiniâtre des générations disparues et le ciseau des ouvriers troglodytes préparant dans l'ombre la demeure éternelle des morts. Les entrailles émiettées de la montagne avaient produit d'autres montagnes, amoncellement friable de petits fragments de roc, qu'on eût pu prendre pour une chaîne naturelle.
Dans les flancs du rocher s'ouvraient çà et là des bouches noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés flanqués de piliers historiés d'hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier, et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.
C'étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais Argyropoulos ne s'y arrêta pas, et conduisit ses voyageurs, par une espèce de rampe qui ne semblait d'abord qu'une écorchure au flanc de la montagne, et qu'interrompaient plusieurs fois des masses éboulées, à une sorte d'étroit plateau, de corniche en saillie sur la paroi verticale, où les rochers, en apparence groupés au hasard, avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie."

extrait de Le Roman de la Momie, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français.

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