Enfin, me voici pour la première fois en face d'un monument complet, de dimensions assez restreintes en somme, mais dont les grandes lignes et l'ordonnance générale subsistent intactes ; instantanément, tout ignare, tout piètre archéologue que je sois, je me sens empoigné, fasciné par la simple majesté et la souveraine grandeur de ce qui m'entoure.
Mon premier soin est de m'enquérir si je peux monter sur les terrasses supérieures pour jeter sur l'édifice un coup d'œil d'ensemble ; c’est, je crois, la bonne méthode que celle du quò non ascendam ? en art, en philosophie, dans la vie même, je pense qu'il faut toujours s’efforcer de monter d'abord sur les sommets, d'acquérir d'abord des notions générales ; il est toujours temps de descendre du simple au composé et l'on ne risque pas ainsi de s'égarer dans les détails, de satisfaire de vaines curiosités au risque de ne pouvoir dégager les grandes lois, les immuables vérités.
Pardonnez-moi cette profession de foi, peut-être un peu infatuée ; en réalité c'est d'un idéal qu'il s'agit et l'idéal s'atteint rarement. Dans le cas présent, c'est l'affaire de quelques gradins effrités à escalader, rien de plus aisé aux jarrets d’un alpiniste, même aussi médiocre que moi.
Du premier coup, l'œil saisit la structure générale de l'édifice ; elle est des plus simples, revêtant la forme géométrique à peu près parfaite d’un vaste tronc de pyramide à base rectangulaire. Mais si la hauteur du mur extérieur est à peu près la même sur tout le pourtour, les dimensions des salles qu'il enserre vont en décroissant régulièrement à partir du péristyle d'entrée. Cette décroissance successive des proportions est rendue tangible par la forme même du toit constitué de terrasses s'étageant en larges gradins.
Si, descendus de notre observatoire, nous pénétrons à l'intérieur du monument, il est impossible de ne pas faire tout de suite la même constatation. D'abord une grande salle tenant toute la largeur avec dix-huit colonnes massives aux monstrueuses proportions, une seconde salle moins haute, moins large, avec, à droite et à gauche, deux annexes sombres, et ainsi de suite ; sur toute la profondeur de l'édifice, la multiplication infinie des murs de cloison avec, tout au fond, un petit réduit plein d'horreur mystérieuse, semblant écrasé sous l'énorme voûte de pierre et que l'on sent avoir été le siège redoutable d’une sombre divinité de terreur et de sang. Il est impossible de rêver plus complète divergence d’aspects avec nos églises chrétiennes dont l’architecture tout entière tend toujours à placer l’autel dans un épanouissement d'air et de clarté, sous la haute envolée des coupoles lumineuses. Contraste saisissant entre les deux religions : l’une toute d'espérance, de pieux amour, de fervents élans vers le ciel, l’autre toute d’obscurité, de mystère et de terreur.
Tout autour du monument, de véritables montagnes de décombres, informes amas poussiéreux où l'œil ne peut discerner aucune ligne, ne peut deviner aucun plan. Les civilisations successives étaient venues ensevelir le temple antique sous leurs monuments, "ils n’ont passé qu’un jour, ils n'étaient déjà plus".
Ces murs de larges briques plates portent indéniablement la date de l'occupation romaine. Sur ces niches, qui gisent à terre, tronquées et mutilées, voici le signe de rédemption, la croix byzantine ; ce minaret lézardé dont tout un pan n'est déjà plus que poussière reste le dernier vestige d’une puissante mosquée ; on dirait que l’ancestral monument a lui-même secoué tous ces revêtements profanateurs dont les temps écoulés ont essayé de le couvrir et, sur cet amas de décombres, la jeunesse éternelle du temple antique affirme, en dépit des siècles, son indestructible et sculptural orgueil."
extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Inde, de Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.
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