vendredi 24 novembre 2023

"Allons ! l'Égypte ne fut pas que morose" (Camille Lagier, XXe s.)

tombe TT 60 (source : Wikipedia)


"Et je songe au sortir de chez Ounas absent, sur le mouvant linceul de sable jaune qui cache les retraites de la mort, à deux pas de la vallée verte et bleue qui fuit avec son fleuve vers les blancs minarets du Caire et la porte du Delta ; je songe au peuple antique qui vécut là, il y a six mille ans. Les Grecs, les plus beaux artistes de mensonge, et les plus légers, que la terre ait portés, nous ont légué une Égypte austère, mystérieuse, morose jusqu'à l'ennui. Ils l'avaient jugée à travers ses statues, graves, solennelles, rigides et figées dans une immobilité hiératique, à travers ses dieux et ses rois sculptés dans l'accomplissement des rites religieux. Par eux, par cette Grèce que notre éducation classique nous impose en bloc, nous avions l'impression d'un peuple en dehors de l'humanité, impression tenace, acceptée une fois pour toutes, et dont les plus avertis ont peine à se défaire. Bossuet lui-même admirait la gravité de cette Égypte de pierre et la servait en leçon à son royal élève.
C'était à se demander si l'Égyptien avait jamais ri, si la courbache n'avait pas eu ses répits.
Eh oui, l'Égyptien a ri. Comme Phtahhotep, il a assisté à toutes "les belles réjouissances données dans la terre entière". Toute une série de papyrus nous a révélé une Égypte rieuse et d'humeur aimable et facile. Elle a fait des contes, l'Égypte, elle a chanté, elle s'est amusée. Elle a ressemblé à tous les peuples civilisés de tous les temps. Elle s'est divertie en prose, en vers, en nouvelles historiques, religieuses, anecdotiques, en récits de fées. Les fées égyptiennes, nous les verrons à Louqsor, près du berceau d'Aménophis III, sous la forme de belles déesses, d'Hathors à la face rosée, aux oreilles de génisse, aux mains pleines de dons. Le cas de la femme de Putiphar n'est pas un cas isolé. (...) Par ailleurs, des scènes de crapule s'affichent dans quelques tombes. Ici, l'on emporte un homme ivre mort ; là, une femme qui en a trop pris fait des restitutions. Le tableau est on ne peut plus cru : une suivante présente la cuvette et l'on voit le jet de l'ivresse.
L'Égyptien mangeait fort, buvait autant, et, à l'occasion, se gorgeait d'huile d'olive. Les étudiants négligeaient beaucoup les livres, au plus grand profit des taverniers, témoin le jeune Pentaour à qui son maître donne une volée de bois vert. "On me dit que tu abandonnes les lettres, que tu cours de rue en rue, fleurant la bière. Toutes les fois qu'on abuse de la bière, elle fait sortir l'homme hors de soi-même ; c'est elle qui met ton âme en pièces... Tu sais que l'excès du vin est une abomination, ne mets pas les cruches devant ton cœur, jure de ne pas toucher aux jarres..." Allons! l'Égypte ne fut pas que morose, et l'on aime croire qu'entre l'excès de sérieux et l'orgie, il y eut une large place pour la vie à peu près honnête, pour la douce gaieté, pour les plaisirs simples dont on rêve dans les tombes de l'Ancien Empire..."

extrait de Vacances au bord du Nil, 1942, par Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au collège des Jésuites au Caire. Préface de Jean Capart, directeur de la Fondation égyptologique Reine Élisabeth à Bruxelles.

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