lundi 14 octobre 2019

"Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte" (Louis Bertrand)

photo MC
"Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale.
Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne lybique.
... Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, - une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert.
Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.
La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittents depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, - toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de  Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.
Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...
Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves. Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.
Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.
Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottants de leurs haïcks... Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent.
Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace...
Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l'âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.
Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre. Nous passons lentement, doucement, comme en rêve. Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une  étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète..."

extrait
de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française.
publié par la Revue des Deux Mondes, volume 6e période, tome 5, 1911

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