"un beau bateau de rivière" |
"Ce n'est pas sans quelque chagrin que nous quittions le Caire. Cependant, la malchance continuant à nous poursuivre, nous n'avions pas eu un très beau temps. Mais le peu que nous avions vu de la cité orientale nous plaisait tellement !
Ce séjour d'un mois à bord d'un bateau sur le même fleuve, ne serait-il pas monotone ? Ne regretterions-nous pas de l'avoir voulu faire aussi complet ? On peut, en effet, raccourcir beaucoup l'excursion, soit en la limitant à Assouan, soit en prenant passage à bord des bateaux-poste, soit même en faisant usage jusqu'à Girgeh du chemin de fer latéral au Nil.
Le Rameses nous attendait au quai, près du pont de Kasr-el-Nil. C'est un beau bateau de rivière, à trois étages de cabines. Chaque étage a ses avantages et ses inconvénients : les cabines du pont supérieur offrent une vue plus belle, plus étendue, mais elles sont un peu moins confortables. Je préfère, pour ma part, celles du pont inférieur. Nous y avions une magnifique pièce à l'arrière, avec armoire à glace, commodes, tiroirs, le tout assurément mieux disposé que dans les chambres d'hôtel où nous vivions depuis trois semaines.
Au bord du fleuve, se dressent quelques dahabiehs de luxe, avec leurs appartements d'arrière battant pavillon américain ou anglais, et de nombreuses dahabiehs de commerce, voiles roulées, le long mât pointant obliquement vers le ciel. Sur les quais, c'est un défilé incessant de chameaux, d'ânes et de piétons. Il est dix heures du matin ; la cloche retentit, nous partons. Nous avons enfin le soleil, un soleil d'Égypte, et, grâce à ses rayons magiques, les palais et les jardins dont les murs dominent le Nil nous apparaissent dans leur splendeur. Ce paysage, composé de si peu d'éléments, n'est pas varié et les peintres l'ont bien souvent reproduit. Mais il est d'une si sereine beauté que l'œil ne se lasse point de le contempler : quelques murailles grises, dégradées, tombant dans le fleuve, le long desquelles remontent en grinçant les cruches d'une sakièh qui déversent l'eau dans les jardins ; des palmiers élancés, dont les feuilles s'inclinent gracieusement sur les toits... Voilà le motif.
Plus loin, les palmiers deviennent plus nombreux, forment de petites forêts, les maisons sont rares, parfois blanchies à la chaux, et, derrière les verdures du premier plan, resplendissent les tons dorés des chaînes désertiques.
C'est toujours une chose amusante que ces caravanes de voyageurs organisées par les agences. Durant les premiers moments, chacun conserve une raideur décidée : on s'observe du coin de l'œil, avec une sorte de curiosité défiante. Peu à peu, les tempéraments les plus expansifs éprouvent le besoin de communiquer leurs impressions ; on échange quelques observations. Les politesses froides et cérémonieuses font place aux souriantes prévenances ; des groupes sympathiques se forment. Chacun d'eux observe les autres, et la critique est ordinairement le lien peu généreux qui unit d'abord les âmes. Quand il s'agit de Français, on se désigne volontiers par des qualificatifs plus pittoresques qu'aimables. Mais cette seconde phase elle-même dure peu. Les hasards des excursions, les petits incidents des chevauchées à âne généralisent les relations ; on s'aperçoit que les gens qu'on avait appréciés sur de petits travers extérieurs sont dignes de respect ou de sympathie. La caravane prend comme une âme commune, et c'est toujours avec un léger serrement de cœur qu'on se quitte lorsqu'elle se disloque, en échangeant, dans les groupes, des promeses de visites qui ne seront jamais tenues."
extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français
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