La plupart de fontaines du Caire ont quelque chose de monumental, enrichies presque toutes de sculptures et couronnées de galeries supérieures d’un effet charmant. Elles servent non seulement aux usages domestiques, mais encore aux ablutions religieuses pratiquées en pleine rue par les fidèles sans la moindre vergogne.
À propos de fontaines, allons nous rafraîchir à celle du grand Saladin. Je l'appelle ainsi, non que ce soit son nom véritable, mais parce que je l'ignore et parce qu'elle est située près du palais de l'illustre sultan fatimite. C'est, ne vous déplaise, une fontaine enchantée : son eau à la même vertu que le fameux saut de Leucade, c'est-à dire qu'elle éteint instantanément les feux du plus violent amour ; aussi est-elle assiégée par les amants sans espoir de l'un et de l'autre sexe. Elle est formée d’une pile en pierre noire, évidemment antique, sur laquelle sont gravés des hiéroglyphes et deux figures, dont l'une représente Anubis, le Cerbère égyptien. Cette pierre encadrée dans une niche de marbre est un objet de respect, sinon d'effroi, pour les indigènes, sans doute à cause des caractères mystérieux dont elle est couverte, et qui, par leur mystère même, éveillent toutes leurs superstitions. Ils prétendent que cette source merveilleuse était connue des sages de la Grèce, et qu'ils l'abandonnèrent pour ne se point brouiller avec leurs dieux.
Les dieux, en effet, de quelque forme qu'on les revête, et surtout l'alma Venus de l'Olympe, ne sauraient voir de bon œil une fontaine qui, à la longue, finirait par dépeupler la terre.
Des fontaines aux sakiehs, il n’y a que la main. Ce sont, comme on sait, des roues à chapelet mues ordinairement par un buffle et destinées à tirer l’eau du Nil ou des puits pour arroser les jardins. Elles sont, pour la plupart, ombragées de beaux sycomores, ce qui en fait des lieux frais fort recherchés des Arabes ; il n’est pas jusqu'au grincement plaintif et monotone de la roue sur son axe qui ne plaise à leur imagination et n’entretienne leurs rêveries. "Tout gémit en Égypte, dit un poète allemand, tout, jusqu'aux sakiehs." Souvent on voit là réunies des personnes de conditions bien différentes, un derviche à côté d'une almée, un esclave près d’un effendi, c'est-à-dire un monsieur, et plus qu'un monsieur, car le titre d’effendi ne s'applique qu'à un homme lettré ou à un employé de l'État.
Je vis moi-même un soir une réunion semblable dans un jardin à peu près public situé entre Boulak et le Vieux Caire, et ma présence y formait un contraste de plus. Plusieurs assistants, fort bien couverts, dormaient profondément. Le derviche disait ses prières, la face tournée vers la Mekke. L'almée, qui était même quelque chose de plus et qu'une mante noire enveloppait tout entière, quoiqu'elle fût dévoilée, fumait son narghiléh sans adresser la parole à personne et sans que personne la lui adressât. Il y avait en outre un étudiant d'el-Azhar, habillé d'une espèce de soutane noire, et qui lisait avec une attention profonde dans un Koran ouvert sur ses genoux. Chacun là vivait pour soi, sans prendre garde à son voisin, qui de son côté ne prenait pas garde au sien. Pendant ce temps, un esclave noir allait et venait, occupé à l’arrosement du jardin, et, tout en travaillant, chantait d’une voix triste et basse la complainte suivante : Ô sakieh qui murmures et gémis si douloureusement en tournant sur toi-même, mon cœur est semblable à toi ; mon cœur pleure et sanglote : pleurs et sanglots inutiles."
extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864)
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