"Toute l'histoire de l'Égypte est écrite là, sur les pierres de Karnac. Le sanctuaire d'Ammon fut érigé à Thèbes, la première fois par Osortasen, premier roi de la douzième dynastie, trois mille six cents ans avant Jésus-Christ. Chaque dynastie, chaque pharaon, chaque roi qui vint ensuite tint à honneur d'orner le temple consacré au père des dieux ; le nom seul des Perses en est absent. Mais, à côté des souverains aborigènes, on retrouve les Éthiopiens ; Alexandre de Macédoine et Philippe Aridée y coudoient les Ptolémées. Les Romains même continuent l’œuvre traditionnelle, ainsi que le prouve le cartouche de César Auguste.
De quelque côté qu'on se tourne pour regarder ces restes d'une civilisation emportée par les âges, on demeure étonné, confondu, écrasé devant de semblables merveilles ; qu'on se tourne vers le couchant et qu'on voie les enceintes, le promenoir de Tothmès, les obélisques qui semblent avoir pris pour piédestal le sanctuaire de granit, les bouleversements de pierres amoncelées, la façade intérieure des immenses pylônes, et au fond les montagnes de la Libye percées de grottes sépulcrales ; qu’on se tourne vers l'est, et qu'on aperçoive les pylônes renversés, les portes inclinées, les architraves des nefs latérales, les chapiteaux de la grande colonnade et les terrains remplis de touffes de joncs; qu'on regarde du côté du nord, vers les colonnes descellées, vacillantes, brisées, sculptées, peintes et superbes de la salle hypostyle, surmontée de ses croisées de pierre et précédée par une basse muraille où les pharaons galopent sur leurs chars ; qu'on jette les yeux vers le sud, en admirant les propylées égrenés mêlés aux palmiers ondoyants, la porte triomphale de Ptolémée Évergète, le temple de Khons et l'étang des purifications reflétant les ruines ; de partout, du septentrion ou du midi, de l'orient ou du couchant, plus on considère, plus on contemple, plus on comprend et plus on se sent saisi, oppressé, anéanti et comme terrifié sous le poids d’une admiration que nul spectacle n'effacera jamais.
J'ai parcouru l'Italie depuis Venise jusqu'à Pæstum, j'ai visité jusqu'aux dernières bourgades de la Grèce ; pendant un mois j'ai gravi tous les jours les durs sentiers de l'Acropole d'Athènes, j'ai piqué ma tente à Balbeck, j'ai dormi à Éphèse, à Sardes, à Milet ; je me suis promené dans les rues désertes de Rhodes ; j'ai regardé bien des ruines dans bien des pays, mais jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnac.
Cela donne idée d’une civilisation terrible, pleine de cruels raffinements et de voluptés sanglantes. Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leurs robes blanches. Leur front casqué d'or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans indiens ; des concubines plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre. Ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre ils montaient sur des licornes. Ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.
Un jour, j'étais assis sur les architraves qui relient les colonnes de la salle hypostyle, et je regardais cette forêt de pierres germée sous mes pieds ; involontairement je m'écriai : "Mais comment donc ont-ils fait tout cela ?"
Joseph, qui est un grand philosophe, Joseph entendit mon exclamation et se prit à rire. Il me toucha le bras, et, me montrant un palmier qui se balançait au loin, il me dit : "Voilà avec quoi ils ont fait tout cela ; savez-vous, signor, avec cent mille branches de palmier cassées sur le dos de gens qui ont toujours les épaules nues, on bâtit bien des palais, et encore des temples par-dessus le marché. Ah ! croyez-moi, ce temps-là, c'était un mauvais temps pour les dattiers ; on leur coupait plus de branches qu'il ne leur en poussait."
Et il continua à rire bruyamment en se passant la main dans la barbe, selon son habitude. Il pourrait bien avoir raison."
extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française
De quelque côté qu'on se tourne pour regarder ces restes d'une civilisation emportée par les âges, on demeure étonné, confondu, écrasé devant de semblables merveilles ; qu'on se tourne vers le couchant et qu'on voie les enceintes, le promenoir de Tothmès, les obélisques qui semblent avoir pris pour piédestal le sanctuaire de granit, les bouleversements de pierres amoncelées, la façade intérieure des immenses pylônes, et au fond les montagnes de la Libye percées de grottes sépulcrales ; qu’on se tourne vers l'est, et qu'on aperçoive les pylônes renversés, les portes inclinées, les architraves des nefs latérales, les chapiteaux de la grande colonnade et les terrains remplis de touffes de joncs; qu'on regarde du côté du nord, vers les colonnes descellées, vacillantes, brisées, sculptées, peintes et superbes de la salle hypostyle, surmontée de ses croisées de pierre et précédée par une basse muraille où les pharaons galopent sur leurs chars ; qu'on jette les yeux vers le sud, en admirant les propylées égrenés mêlés aux palmiers ondoyants, la porte triomphale de Ptolémée Évergète, le temple de Khons et l'étang des purifications reflétant les ruines ; de partout, du septentrion ou du midi, de l'orient ou du couchant, plus on considère, plus on contemple, plus on comprend et plus on se sent saisi, oppressé, anéanti et comme terrifié sous le poids d’une admiration que nul spectacle n'effacera jamais.
J'ai parcouru l'Italie depuis Venise jusqu'à Pæstum, j'ai visité jusqu'aux dernières bourgades de la Grèce ; pendant un mois j'ai gravi tous les jours les durs sentiers de l'Acropole d'Athènes, j'ai piqué ma tente à Balbeck, j'ai dormi à Éphèse, à Sardes, à Milet ; je me suis promené dans les rues désertes de Rhodes ; j'ai regardé bien des ruines dans bien des pays, mais jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnac.
Cela donne idée d’une civilisation terrible, pleine de cruels raffinements et de voluptés sanglantes. Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leurs robes blanches. Leur front casqué d'or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans indiens ; des concubines plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre. Ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre ils montaient sur des licornes. Ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.
Un jour, j'étais assis sur les architraves qui relient les colonnes de la salle hypostyle, et je regardais cette forêt de pierres germée sous mes pieds ; involontairement je m'écriai : "Mais comment donc ont-ils fait tout cela ?"
Joseph, qui est un grand philosophe, Joseph entendit mon exclamation et se prit à rire. Il me toucha le bras, et, me montrant un palmier qui se balançait au loin, il me dit : "Voilà avec quoi ils ont fait tout cela ; savez-vous, signor, avec cent mille branches de palmier cassées sur le dos de gens qui ont toujours les épaules nues, on bâtit bien des palais, et encore des temples par-dessus le marché. Ah ! croyez-moi, ce temps-là, c'était un mauvais temps pour les dattiers ; on leur coupait plus de branches qu'il ne leur en poussait."
Et il continua à rire bruyamment en se passant la main dans la barbe, selon son habitude. Il pourrait bien avoir raison."
extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française
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