mercredi 10 octobre 2018

L'art de monter à chameau, de s'y tenir et d'en descendre, selon Jules Barthélemy Saint-Hilaire





photo sans date ni mention d'auteur

"J'avoue que, quand on regarde pour la première fois cette hauteur (du dromadaire) où l'on doit aller se placer, le sentiment qu'on éprouve est une sorte d'effroi, ou tout au moins d'appréhension. J'ai vu des dromadaires dont le dos, avec leur selle, n'avait guère moins de 10 pieds. Se jucher à cette distance de la terre, dans une posture insolite, sur un siège assez mal assuré, ce n'est pas fort tentant ; et il y a plus d'un de nos compagnons qui s'est gardé durant tout le voyage de la tentation, qui n'est pas en effet des plus séduisantes. Mais, une fois là-haut, on s'y trouve fort à l'aise et l'on y est fait en un instant. 
Il n'y a pas jusqu'à ce balancement obligé de tout le corps, qui doit suivre l'oscillation du chameau, qu'on ne contracte sans peine et avec une espèce de plaisir. Ce balancement ne cause pas du tout le mal de mer, comme on s'amuse à le répéter, et comme on est trop porté à le croire. (...) Ainsi, cette crainte n'est qu'un préjugé ; et il suffit de voir quelle est la position nécessaire du corps, lorsqu'on est à dromadaire, pour comprendre qu'il n'y a point lieu alors à ces affreuses nausées qu'on éprouve à bord. Mais la difficulté véritable, c'est de monter.
Quoiqu'on la surmonte avec quelque habitude, elle reste toujours assez grande, même avec les bêtes les meilleures et les plus dociles. Permettez-moi de vous décrire la manière dont on s'y prend.
Il faut d'abord faire accroupir l'animal. Pour cela, on tire son licou pour lui faire baisser la tête ; et, afin qu'il ne s'y trompe pas, on accompagne ce mouvement d'un certain bruit de gosier qu'il connaît très spécialement. Quand le dromadaire est couché, il est encore fort haut ; et il serait impossible de l'enfourcher, ou du moins il faudrait sauter en selle avec une prestesse que tout le monde ne possède pas. Il faut donc avoir un étrier qui s'attache au pommeau antérieur de la selle ; on y met le pied gauche, et l'on enjambe du pied droit.
C'est ici que commence le danger, si danger il y a. Dès que le chameau vous sent le pied à l'étrier, il cherche à se relever sur-le-champ ; et plus l'animal est distingué, plus ce mouvement est brusque et rapide. On ne laisserait pas que de se trouver en une situation périlleuse, si la bête se dressait tout à coup quand on a le pied gauche pris dans l'étrier et que les mains n'ont pas encore eu le temps de saisir les pommeaux. Pour prévenir tout embarras, on fait ordinairement tenir par quelqu'un le licou, tandis qu'on monte. Ce quelqu'un, fort utile, tient le licou baissé pour que l'animal ne redresse point la tête, et lui appuie même le pied sur la jambe pour qu'elle ne se déplie pas trop tôt. Quand on est seul, il faut ou sauter lestement en selle avant que le chameau ne se relève, ou lui appuyer soi-même la main gauche sur le col qu'on serre assez fortement.
Une fois en selle, on a une autre épreuve à subir. Le dromadaire va se mettre debout. Comme il relève d'abord ses jambes de derrière l'une après l'autre, et il est le seul parmi tous les animaux à se relever ainsi, il vous rejette par ce mouvement tout en avant de la selle où vous êtes renversé puis, relevant ensuite son train de devant, il vous rejette aussi violemment en arrière. Après ces deux oscillations de fort tangage, vous êtes assis tranquillement en selle ; et vous n'avez plus qu'à jouir de la douceur, de la solidité et de la force invincible de votre monture.
Il faut ajouter que, dans cette ascension, soit qu'on la risque seul, soit qu'un compagnon la protège, on n'est pas dénué de secours complètement. Les pommeaux de la selle, devant et derrière, sont très grands ; on les saisit avec la main, et l'on s'y cramponne assez fortement pour qu'ils vous aident puissamment, soit à monter, soit à vous retenir, toutes les fois que vous en éprouvez le besoin.
Une fois en selle, on peut y varier sa position autant qu'on le veut. Habituellement, on est assis à peu près comme les femmes à cheval. On a la jambe droite pliée à l'entour du pommeau de devant, qu'on a devant soi. Elle y appuie très solidement et le pied pose sur le cou de l'animal. La jambe gauche porte toujours sur l'étrier et le corps entier est un peu tourné à gauche. On peut, si l'on veut, prendre la situation inverse, mettre la jambe gauche autour du pommeau, le pied droit, dans l'étrier qu'on a changé de côté, et le haut du corps, tourné à droite en arrière. On peut encore se mettre les jambes pendantes des deux côtés, comme si l'on était à cheval ; ou, enfin, on peut les réunir en les croisant toutes deux devant soi autour du pommeau ; elles portent alors l'une et l'autre sur le col du chameau. 

Il est beaucoup plus facile de diriger la bête que d'y monter. On a d'ordinaire un petit bâton recourbé qui sert à ramasser le licou, sans se baisser, quand par hasard on l'a laissé tomber de sa main. Lorsqu'on veut mener l'animal à gauche, on le touche sur le col à droite avec le bâton. Si on veut le mener à droite, on le touche à gauche. Pour l'animer, on le frappe du talon qui repose dans l'étrier, et qui est à peu près sur son épaule. Le chameau, touché en cet endroit, se met sur-le-champ à trotter ; ou, du moins, il hâte le pas. Pour l'arrêter, c'est du licou qu'il faut se servir. On le tend assez fortement en arrière, et la bête s'arrête assez vite sans d'ailleurs s'arrêter court.
Mais ce n'est pas tout que de monter à chameau et de s'y tenir. Il faut de plus savoir en descendre, et il y a ici encore un procédé qu'il faut connaître. On a des oscillations et du tangage comme pour monter. Seulement, les mouvements sont contraires. 

On avertit d'abord le chameau en le touchant à l'épaule, et en recommençant ce bruit spécial de gosier, semblable à l'effort qu'on fait pour rejeter quelque chose qui gêne la gorge. Le dromadaire s'arrête ; et, après quelques grognements qui n'ont rien de mutin, et qui sont comme un acquit de conscience, il se décide à plier une jambe et à incliner un genou de devant. Vous insistez pour déterminer le mouvement. Il plie alors une jambe, puis deux ; et comme il se trouve alors beaucoup plus bas sur le devant, vous êtes jeté en ce sens sur la selle ; et vous pourriez croire, sans le pommeau, que vous allez tomber. Puis, il plie ses jambes de derrière, et vous êtes rejeté aussi lourdement en arrière que vous venez de l'être en avant. Il appuie son ventre à terre; et, après une ou deux petites oscillations qui l'assoient, vous pouvez descendre avec ou sans le secours de l'étrier.
Il est une autre méthode plus expéditive, où l'on ne fait point agenouiller le dromadaire. Mais je ne la conseille qu'aux gens qui sont sûrs de leur adresse et de leur force. On passe la jambe droite par-dessus le col de l'animal, pour la ramener près de la gauche, qui a quitté l'étrier. On est alors assis de côté, les deux jambes pendantes sur le flanc gauche du chameau. Dans cette posture, on prend de la main droite le pommeau de devant, et l'on se laisse glisser, en protégeant la descente avec le bras qui se détend peu à peu. Le corps se trouve bientôt suspendu; il ne touche pas tout à fait la terre ; on lâche la main accrochée au pommeau, et l'on saute de deux ou trois pieds sur le sol. Cette seconde méthode est plus rapide et plus simple, quand on est adroit ; mais elle n'est pas, je le répète, à l'usage de tout le monde." 


extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895)

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