photo : Lekegian |
Ma première vision de la cité disparue m'apparaît comme à travers une hallucination. Le Nefertari était arrivé le soir à Luxor. À peine débarqués, quelques passagers et moi avions résolu de nous rendre sans retard aux ruines de Karnak. La nuit était très noire. (...)
Nous courions dans l'inconnu, pressentant des sphinx lointains, des pylônes et des colonnades gigantesques, préparés à toute émotion, à tout émerveillement par cette course fantastique. Tout d'abord ce furent des apparitions confuses, des blocs de granit ou de grès couchés le long de la route, restes de ces sphinx ou de ces béliers entre lesquels on marchait jadis vers le temple, puis des masses noires énormes, dressées dans la plaine comme des fantômes, propylônes précédant les pylônes de l’enceinte, enfin des décombres, des amas de constructions, des murailles trouées de brèches, des colonnes, des cours bordées de murs, et encore des colonnes supportant de lourdes architraves. L'éboulement de tout un côté d'un pylône permet, par une ascension rude, de parvenir au sommet de la masse de pierre.
De là, la vue embrasse tout ce qui reste des monuments de Karnak, toutes les ruines enfermées dans l'immense enceinte de briques crues dont parle Diodore.
Une obscurité profonde couvrait toute la plaine, cachait à nos yeux l'emplacement sacré ; mais, au loin, sur les collines de l'est, une douce clarté montait, précédant l'astre de nuit, la lune blanchâtre aux rayons caressants.
Son disque apparut bientôt, sortant de l'étendue de sable, dissipant peu à peu les ténèbres opaques. Toutes les choses jusqu'alors très sombres s'éclairèrent lentement, apparurent très vagues encore sous cette pâle lumière, assez précises pour impressionner déjà les yeux inquiets de cette apparition quelque peu magique.
Les ruines de Karnak sortaient pour nous de leur néant. Les temples de Séti, de Ramsès, de Thoutmès, les pylônes des pharaons et ceux des Ptolémées, les obélisques de la reine Hatasou, les constructions d'Ousortésen, d'Amenhotep, les blocs isolés, les piédestaux effondrés, les monceaux de débris, tout ce qui était pierre, marbre, grès ou granit, se détachait successivement les uns des autres, se profilaient comme teintés de gris sur le fond noir des collines lointaines. Écrasant tout de ses proportions colossales, la grande salle hypostyle du temple, la merveille de Karnak, de Thèbes et de l'Égypte antique, se dégagea soudain de l'obscurité, apparut dans l'ombre avec ses cent trente-quatre colonnes de vingt-trois mètres de hauteur, de dix de circonférence, couvertes de sculptures, cartouches de rois ou tiges de fleurs, supportant un plafond massif, fait de pierres géantes. L'impression est immense. L'émotion se double d'une stupéfaction profonde, d'un étonnement sans bornes devant l'œuvre de tant de générations, conservée si grandiose encore malgré les ravages du temps. La lune qui adoucit tout, grandit encore le caractère fantastique de ces ruines. Le silence de la plaine les fait paraître plus vénérables encore, plus sacrées. L'esprit fait inconsciemment un bond en arrière, pénètre dans les âges les plus reculés de l'histoire, s’emplit de légendes, de récits crus invraisemblables jusque-là. La science des peuples anciens apparaît comme fabuleuse, leur génie comme ayant atteint les limites suprêmes. Contemplé la nuit, par un clair de lune, du haut d'un pylône monumental, Karnak produit un effet saisissant qui frappe la mémoire d'une marque impérissable, qui laisse dans la pensée une trace ineffaçable. (...)
Le lendemain, par un soleil radieux, Karnak m'apparut dans tout son éclat, dans toute sa beauté. Les ruines couvrent une étendue considérable de terrain. C'était presque une ville. On se demande ce que devait êtreThèbes dont Karnak n'était qu'un faubourg.
Karnak, avec sa forêt de pierres, donne déjà la sensation de l'immensité, mais de l’immensité qui a subi des ravages. Le temps, l'inondation, les invasions ont détruit l'œuvre phénoménale des hommes d'autrefois. Ce qui reste debout stupéfie encore, est grandiose. Tous les rois des dynasties successives contribuaient au développement de l'enceinte, voulaient avoir leur édifice dans l’ensemble de ces constructions. Les amoncellements de pierres, rochers, blocs et briques, débris de colonnes ou d'architraves, étonnent eux-mêmes, quelquefois plus que les architraves et les colonnes restées intactes. Des salles sont encore debout, demeurent vierges de toute dégradation, mais on prévoit l’écroulement prochain. Les murs subsistent on ne sait comment. Des pans de murailles entiers, penchés sur d’autres effrités eux-mêmes sur lesquels ils ne s'appuient que par quelques pierres légères, défient encore l'effondrement.
Deux colonnes de la salle hypostyle sont un prodige d'équilibre. L'architrave de l’une en se brisant et en glissant l'a entraînée. La colonne voisine a résisté à l'énorme choc, a immobilisé l’architrave qui à son tour a immobilisé la colonne. Les trois masses forment un tout effroyablement instable, magnifique dans son horreur. Un tremblement de terre provoquerait un cataclysme, un bouleversement qui n'aurait pas son précédent dans l'histoire.
Les chocs s’entendraient à des distances considérables, feraient hurler les chiens dans un suprême cri d'effroi.
La contemplation de Karnak est, au point de vue architectural, le plus merveilleux spectacle de la haute Égypte. C'est sur ces ruines que se concentre la plus forte admiration. Le soleil couchant fait jaillir des reflets flamboyants de ces pierres noircies par le temps. Sous ses rayons incendiaires, les ruines s'embrasent, deviennent pourpres. Les pylônes et les propylônes, postés comme d'immenses arcs de triomphe aux extrémités des longues allées de sphinx, grandissent, prennent ces proportions démesurées. La nature donne à l'œuvre humaine une apparence de magie.
On revit pour quelques minutes les époques fabuleuses où il est parlé de paysages indescriptibles. Par les clairs de lune ou par les soleils couchants, sous une clarté pâle ou sous une flamme ardente, la vision des débris de tant de monuments géants semble une vision de rêve. Plus tard, l'illusion grandira. Le souvenir des magnificences vues apparaîtra comme une irréalité."
extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896)
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