mercredi 8 septembre 2021

La "monotonie exempte de tristesse" de la ville des morts, au Caire, par Francis Carco

photo J. Pascal Sébah

"C'était la ville des morts. Des bicoques sans étage et, la plupart, sans toit se succédaient le long d'une piste vague et, des deux côtés de cette piste, jalonnée çà et là, de réverbères surmontés de croissants en zinc, j'apercevais des tombes dont la pierre décorée d'une devise du Coran se trouvait, à chaque extrémité, flanquée d'une borne au sommet arrondi.
Le clair de lune faisait discrètement pétiller la chaux bleue, rose ou blanche qui recouvrait ces tombes. Il y en avait de riches, de pauvres, d'entretenues, d'oubliées mais j'en comptais un si grand nombre que bientôt la stupeur m'envahit. On en découvrait jusqu'à l'intérieur des maisons entre les murs desquelles le ciel criblé d'étoiles apparaissait. Un chaouich, avec sa Winchester, sa capote noire et son tarbouch se tenait posté à l'angle d'une rue. Personne ne circulait au sein de cette cité funèbre et l'horizon qui l'enfermait dans une sorte de repli était formé de petits monticules d'un sable pâle et lumineux.
Nous tournâmes lentement à gauche et les mêmes maisons que celles de tout à l'heure, où séjournent à certaines époques de l'année, les familles des défunts, s'alignaient interminablement. L'apparence de ces lieux correspond assez bien à celles des petites bourgades du bassin d'Arcachon, mais il n'existait - on le pense - ni une boutique, ni un débit. D'étroites pistes, de temps à autre, me permettaient de calculer la profondeur de ce cimetière d'une monotonie exempte de tristesse et d'un abandon absolu. Il n'était pas fermé, la nuit, aux visiteurs. On pouvait s'y promener, y rêver à son aise, car on n'y rencontrait aucun de ces tristes bibelots qu'en Europe les vivants croient devoir disposer sur les dalles des caveaux, de même que sur une cheminée, avec des fleurs et des couronnes. Tout était nu, dépouillé, sobre. La mort dictait ici son strict et puissant enseignement. Pas un arbre. Pas un monument. Pas une tombe dépassant sa voisine. Les plus luxueuses se distinguaient à l'épaisseur ou à la rareté de la pierre.Il y en avait en marbre, mais c'était l'exception. (...)
La rue s'élargissait. Un vaste emplacement, bordé par des mosquées, dont les coupoles et les élégants minarets avaient un air étrange, s'étendit sur ma droite. Là encore, personne. On ne distinguait que la lune ronde dans le ciel pur et la crête des tertres sablonneux derrière lesquels le désert devait prolonger sa solitude sans ombre, aux dunes mouvantes, son infinie désolation. Mon saisissement devant ces tombeaux dentelés et enrichis, comme celui de Souleiman, d'une inscription sur le tambour du dôme, fut de beaucoup plus vif que celui dont j'avais ressenti le choc aux Pyramides car, par leur forme et leur équilibre, ces mosquées conservent encore quelque chose de vivant et de périssable. Je ne retrouvais pas cet entassement de blocs définitivement assemblés, dont la masse géante écrase mais n'émeut guère. Ici, la fragilité, la finesse, l'élancement de l'architecture s'offraient dans toute leur grâce miraculeusement préservée. (...)
Je fis plusieurs pas dans la direction du tombeau de Kanson-El-Ghouri qui est à la limite des sables, puis me retournai. Un silence étonnant dominait la ville morte."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

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