De profil, le Sphinx garde toutefois un air de calme et de grandeur qui saisissent. On oublie son corps effrité, son nez et barbe abattus, sa coiffure brisée, son cou aminci par l'usure du temps, trop grêle, semble-t-il, pour soutenir le poids de la tête ; on oublie sa détresse générale, pour ne voir que les lignes arrondies de son visage, son sourire énigmatique, son front armé de l'urœus, son œil terne et intérieur, grand ouvert sur le Nil et le soleil levant. Il reste beau et majestueux. Le désir d'être le premier à boire la lueur matinale le soulève en quelque sorte et le fait regarder par-dessus la vallée. Il est tout rose sous le feu du jour et sous les traces de la teinte rouge qui avivait jadis ses traits. Chacun sait qu'il n'a pas de secret, et pourtant sa vue donne de l'inquiétude, attire et repousse, tourmente nos pensées. En le quittant, on se retourne pour le voir encore, pour le voir toujours. Les Arabes l'appellent "le père de l'épouvante (Abou'l-hôl)".
Le Sphinx est taillé en plein roc. Il est accroupi. De l'extrémité de ses pattes de devant à la queue, on compte cinquante sept mètres. Il a vingt mètres de haut. Le reste est à l'avenant. Quel est son âge ? Une stèle trouvée dans la petite pyramide d'une fille de Chéops prouve que ce dernier fit restaurer le Sphinx. Le Sphinx serait donc antérieur à tous les monuments de Gizeh. L'art d'où il procède, si complet, si maître de lui-même, si sûr de ses effets, jusqu'où fait-il remonter la civilisation ? On ne peut le dire.
Quelle est la place du Sphinx dans le panthéon égyptien ? Il est, dit-on, l'image du soleil dans les deux horizons, le céleste et le terrestre. Mieux que cela, comme origine, comme étape dans l'art, comme représentation, il est mystère. C'est le Sphinx.
Dans la terre d'Égypte où l'énigme plane sur toute chose, sur le fleuve, aux lignes majestueuses et aux flots toujours sombres, sur le désert qui couvre les nécropoles, sur les antiques générations disparues ; dans cette Égypte, triste d'autre part à force d'être lumineuse, l'admiration est d'une nature singulière. Elle se complique d'un vague malaise et de séduction mélancolique, d'un charme qui s'impose à l'imagination et l'écrase. On la subit, cette admiration, elle nous violente, et pourtant on l'aime. Devant le Sphinx, elle prend toute son acuité douloureuse et captivante."
extrait de L’Égypte monumentale et pittoresque, 1922, par Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au Caire
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