lundi 11 mai 2020

"L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions" (Enrique Gómez Carillo)

Par David Roberts (1796-1864)

"Avec une émotion profonde, je viens de m'installer dans le bateau qui nous conduit vers la contrée où nous attendent les ombres des grands prêtres d'Ammon. L'heure est admirable. Au couchant, le ciel inaugure ses illuminations vespérales, parmi des transparences qui laissent voir, dans un au-delà fantastique, d'étranges lueurs de flammes. Sur l'une et l'autre rives du fleuve se dressent de vieux palmiers, dont les ombres noires se reflètent dans l'onde ardente. C'est l'éternel, l'invariable paysage d'Égypte, le paysage monotone et charmant que, pendant notre voyage, nous verrons tous les soirs et qui, tous les soirs, nous tiendra immobiles, à la poupe, de longs moments, - rêvant le même rêve de splendeurs et de mystères. L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions. 
Le Nil, le vieux Nil, le père Nil, le Nil sacré !... Les lèvres ne se lassent pas de répéter ces syllabes harmonieuses, de même que les yeux ne se fatiguent pas de contempler le courant pourpre. Le Nil ! Il y a un tel amoncellement d'images, d'évocations et de souvenirs en ce seul nom ! Parmi les innombrables fleuves sanctifiés par les hommes, c'est lui, sans conteste, qui mérite le mieux la canonisation. Le peuple et le pays tout entiers sont à lui. Sans lui, il n'y aurait ni Égypte ni Égyptiens. Les autres contrées qui s'enorgueillissent des eaux qui les baignent pourraient supprimer leurs dieux fluviaux ; le sol continuerait d'exister, peut-être moins beau, peut-être moins riche, mais toujours vivant. Ici, la simple paralysie des eaux pendant quelques années, suffirait pour que la glèbe, mourant de soif, comme à ses origines reculées, s'enfonçât à nouveau dans le désert, du sein duquel elle est sortie. Il n'est pas un palmier, pas une fleur de lin, pas un épi de maïs, pas un roseau de papyrus, pas une feuille de lotus, qui doive au ciel une goutte de rosée. Tout ce qui palpite dans la nature, vient de l'onde du fleuve.
Le vieil Hérodote disait déjà, il y a plus de deux mille ans, que l'Égypte est un don du Nil. Don merveilleux, en vérité ! Don qui a profité à tout l'univers! Car si l'ancêtre Amon Ra ne l'eût pas fait au désert africain, l'humanité aurait peut-être tardé de siècles à connaître les grandes choses qui embellissent l'existence : la poésie, la grâce, l'art, l'idéal, la volupté, la justice.
(...) À chaque instant, durant le voyage vers les terres millénaires, tout nous rappelle cette invraisemblable antiquité. Là-bas, loin derrière nous, restent les pyramides dont les angles gris seront une obsession pendant des heures et des heures. Et quand les pyramides se perdront dans la nuit, commencera le défilé des formidables fantômes. Tous les témoins héroïques de la plus lointaine époque humaine sont alignés sur l'une et l'autre rives, comme pour former une fantastique garde d'honneur aux siècles qui passent.
Tandis que j'évoque les images vénérables qui surgissent des rives du Nil, les bateliers étendus à la proue contemplent le Nil, lui-même. Toute la vie de ces hommes est concentrée en la palpitation des divines eaux. Pour eux, il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas de palais antiques, il n'y a pas de civilisations mortes. C'est l'onde vivante qui incarne tout. Leur vie matérielle comme leur vie morale, vient du fleuve. Dans leurs chants, l'image du dieu à la barbe fluviale apparaît sans cesse. "Père, père, père liquide, notre Père" - chantent-ils, pour s'animer en leurs rudes manoeuvres. Et ensuite, quand ils vont se reposer, c'est toujours le mystère du fleuve père qui les préoccupe et les exalte. Tous les contes et toutes les traditions de ces hommes de peine parlent des arcanes du grand courant nourricier. Celui qui est allé le plus loin est celui qui a le plus de prestige. Celui qui connaît le plus de secrets des eaux est le plus savant."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

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