samedi 26 septembre 2020

Dans le "bazar" du Caire, par Jacques du Tillet


"Nous voici au coin d'une ruelle ; nous descendons ; et, brusquement, l'ombre, la fraîcheur, presque le silence, à côté du fantastique brouhaha de tout à l'heure. C'est l'une des entrées du bazar. Les boutiques sont plus petites encore, plus pressées que dans le Mouski, et ouvertes du côté de la ruelle ; mais on n'y crie pas : on travaille ; presque chaque boutique et en même temps un atelier. 
Cette partie du bazar est consacrée à ces plats ou à ces vases de cuivre et d'argent repoussé qui sont connus de tout le monde. Les ouvriers, installés au dehors pour avoir un peu de jour, font leur besogne avec une adresse et une prestesse infinies ; une main tient le fil d'argent qui doit rehausser les dessins du cuivre : en deux coups de marteau, le fil s'adapte dans la ciselure, un troisième coup le tranche net ; et le travail continue, sans que l'ouvrier lève le nez... 
Nous reprenons notre route. Les ruelles sombres s'entrecroisent comme les mailles d'un filet : les unes plus larges, les autres plus étroites ; et les plus larges rappellent la légendaire Rue pour une personne dont s'honore Bruxelles.
Certaines sont coupées par des arcades. Une lumière crue tombe sur le chemin, laissant les boutiques dans l'ombre. Et pas une de ces ruelles n'est droite ; elles tournent, retournent, s'allongent en inextricables sinuosités. Ce n'est plus le formidable amoncellement du Mouski. Les marchandises sont de qualité supérieure, des "objets d'art", et les acheteurs sont presque tous européens... Des armes, des bijoux, des étoffes, des tapis. Derrière l'étalage très étroit, s'ouvre parfois une arrière-boutique vaste et haute, au toit vitré, et pleine de marchandises jusqu'au faîte. Ici des voiles d'Assouan, tissés d'or ou d'argent : là, de lumineuses étoffes de Brousse : ailleurs des soies brochées, des broderies d'or, des étoffes souples et brillantes, de mousseuses mousselines, des crêpes rêches... et partout et toujours des scarabées, des grands, des petits, des rouges, des gris, des noirs, tous anciens, authentiquement. Dans cette boutique, des armes et des fers, d'un "toc" évident, dorment sous la poussière ; et le marchand tire des profondeurs de sa robe quelques turquoises vraiment belles (si elles sont vraies), jure qu'elles ne "passeront" pas, prend à témoin la barbe du prophète, vous verse du café, et enfin proteste qu'il ne veut être payé que dans dix ans ! 
Les acheteurs, les passants surtout, sont assez nombreux, et les ruelles vite encombrées. Dès qu'on s'arrête devant une boutique, deux ou trois "commis" vous conjurent d'entrer. D'autres, qui tiennent le milieu entre le courtier et le guide, guettent l'acheteur à l'entrée du Bazar : quoi que vous désiriez, ils savent où le trouver (...). Même pas de bakchich à leur donner ! Soyez assurés, d'ailleurs, qu'ils n'y perdront rien. 
La complaisance des vendeurs est sans égale. Ils déballent leurs caisses, bouleversent leurs boutiques et vous montrent ce qu'ils ont, pour le plaisir... Mais, chose curieuse pour nous, leur avidité ne les empêche pas de faire passer avant tout leurs devoirs religieux ; le vendredi, les trois quarts des boutiques sont vides ; et vers midi la plupart des marchands sont à la mosquée. Je ne garantis pas que leur piété soit élevée ; elle est au moins sincère et sans aucun mélange de "respect humain". Aux heures prescrites, on voit des ouvriers laisser leurs outils, se jeter à genoux vers la Mecque, se prosterner quatre ou cinq fois, et reprendre ensuite leur tâche ; à Zagazig, entre Ismaïliah et le Caire, un tapis est étendu selon les rites dans un coin de la gare, et, pendant l'arrêt du train, des voyageurs y font leurs prières...
Si l'on excepte quelques bibelots assez beaux, notamment des jades sertis de pierreries, et quelques étoffes d'or ou d'argent, les tapis seuls sont dignes d'admiration ; quelques-uns sont d'une richesse de tons merveilleuse, mais d'un prix plus merveilleux encore ; on nous montre un tapis de prières, de dimensions modestes : cent cinquante mille francs !... 
Les facilités de communications ont mis l'exotisme à notre portée ; nous trouvons à Paris presque tout ce que nous trouvons au Bazar, et à peu près au même prix. Ce que nous n'avons pas, c'est, ou les choses médiocres, ou les choses très belles ; mais l'"orient" médiocre est affreux : et les tapis de cent cinquante mille francs ne sont pas à la portée de tout le monde..."

extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

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