samedi 5 septembre 2020

L'écrivain public "semble un professeur à l’école de la vie" (Jeanne Arcache)

par David Roberts (1796–1864)

"Au coin de certaines rues ou près d’un bureau de poste de banlieue, l’on voit, dressés en plein vent, de petits pupitres d’écolier garnis d’un encrier de deux piastres, d’une ramette de papier quadrillé que retient un beau fer à cheval, porte-bonheur. Derrière ce bureau imposant, bien à l’abri du soleil, sous une tente faite d’une toile de sac, trône, sur son banc, l’écrivain public.
Regardez-le et enviez-le. C’est un sage. Il est toujours grave. Accoudé, la tête appuyée dans sa main gauche, toujours il semble méditer, à moins qu'il ne sommeille en attendant le client. Sa profession est presque un sacerdoce. Il tient du confesseur et du notaire. Il est à la fois confident et conseiller. Vers lui accourent les épouses délaissées, les domestiques renvoyés et les maris infidèles. Les amants malheureux versent dans son sein leurs plaintes et leurs soupirs. À lui de calmer la fureur, d’adoucir les désespoirs et de transformer un flot de paroles en une petite lettre bien tournée.
Il écoute d’abord, car il sait que parler est un si grand plaisir pour le client que l’on ne saurait l’en priver. Parler pour ces êtres en mal d'amour, ou ces domestiques sans place, c’est déjà atteindre la consolation. Mais lorsqu'il aura entendu avec force détails, force gestes, doigts réunis en bouquet et secoués frénétiquement pour donner plus d’accent à la chose, alors il pourra dire son mot.
Car ne croyez pas que ce soit un simple scribe, qu’il écrive tout bonnement sous la dictée. Non, il donne son avis. Cela fait partie de ses fonctions. Si l’affaire en vaut la peine, le cafetier du coin apportera sur un plateau nickelé la tasse de café indispensable aux longues conversations. Et il y en a ainsi pour une heure. Puis, avec une belle écriture appliquée, il composera la lettre sur une feuille blanche avec une plume taillée dans un roseau.
Non loin de lui, d’autres pupitres, d’autres confrères, d'autres clients. Chacun raconte sa petite histoire et parfois, dans la rue, c'est comme une série de confessionnaux garnis de pénitents à la veille d'une grande fête.
Aucune concurrence ; chacun a ses habitués. Ces écrivains ne se jalousent pas plus que des directeurs de conscience. Et puis je vous ai dit que ce sont des sages.
Assis sur un banc, devant un pupitre en dos d'âne, chacun semble un professeur à l’école de la vie."

extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

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